Chapitre 12 : La forme de mes rêves

Alors ils se sont assis. Daphné et Lilith. Au milieu des armes, des décombres et du sang. Elle, voiles blancs, lui, hardes grises. Visages sereins. Notre champ de bataille n’a aucune importance, nous n’existons plus.

Littéralement.

Autour de moi, je vois les bras de Tohru s’effacer. L’armure d’Elly s’évapore dans l’air et son parfum disparaît avec elle, tandis que, grotesque, je tends la main en essayant… En essayant quoi ? D’enrayer l’inéluctable ? Les Chevaliers s’irisent un instant sous les néons avant de se dissoudre dans l’air. Et en mon ventre je sens. Partout, Tokyo se vide. Les vies, les rencontres, les histoires s’effacent, se reformatent. Il ne faut que quelques instant pour que la Ville, ma ville, se mue en une coquille déserte. Tout pour rien. Cette soirée où je suis devenue moi-même, les contaminés et les cannibales. Tokyo qui vit en moi. Rien n’existe plus. Seuls subsistent deux êtres, en dehors du temps, et moi. La Fille-Ville. La Fille de rien. Mes genoux ploient lentement et je me sens glisser sur le sol débarrassé du sang et du goudron. Je ne parviens pas même à hurler d’horreur et de rage.

« Je vais te tuer pour ça, Daphné. »

Le murmure de Lilith me glace. Elle va le faire. Malgré ses membres faméliques et son teint de craie, elle va vraiment le faire. Saisir l’Ordonnatrice des Chevaliers Particule par la gorge et l’étrangler, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un souffle en elle. La femme rit doucement, tout en ramenant autour d’elle ses robes immaculées. C’est un rire plein de bonté, qui pardonne gentiment cette insulte un peu déplacée.

« Tout va bien Faris. Je comprends votre colère. Et je vous pardonne. Elle a fait de cet endroit un vrai monde. Le vrai monde.
– Pas question.
– Vous étiez prête à le voir disparaître, pourtant.
– Non. Je l’attendais elle. »

Une main blafarde s’est levée vers moi. La femme qui s’appelle Daphné ne tourne pas même la tête .

« Un mirage. Un mirage de plus, et vous le savez. Cette fille est plus évoluée, plus cohérente. Mais Faris, vous ne devez pas laisser de telles choses vous déconcentrer. La Graine vous a sauvé. Vous a permis de créer cet endroit. Mais rappelez-vous que ce n’était pas pour vous. Même si ce bon Capitaine l’a oublié quand il vous a déposé dans la navette, vous n’avez pas le droit d’oublier que c’est pour la Terre. Tout est pour la Terre.
– Non. Tokyo a raison. J’en ai assez moi aussi. Assez de la mission. De l’idéal. Je préfère me pencher sur…
– Sur votre petit théâtre intérieur ? C’est pour ça que vous avez fondé l’ordre des Chevaliers ? Fait bâtir la Voûte ? Diffusé votre journal, ici et là ? Vous espériez que ça protégerait vos fantasmes ? Que ça empêcherait la Terre de vous repérer ?
– Ce n’est pas ça… »

Lilith, Faris, l’être dont je ne sais rien se relève péniblement. Et essuie furieusement quelque chose au coin de ses lèvres. La voix de l’Ordonnatrice envahit tout l’espace, résonne jusqu’au sommet du ciel de béton.

« Bien sûr que si c’est pour ça. Vous étiez journaliste, dans une autre vie. Vous savez comment faire tenir debout ce qui est destiné à s’écrouler. Il faut bâtir une histoire cohérente, mieux, il faut une mythologie. Et quelle mythologie ! Assez complexe, assez forte pour m’inclure en son sein ! Je vous avais tellement sous-estimé au moment de votre recrutement. La navette m’incarne, et soudain je n’ai plus le choix. Je dois jouer le rôle que vous m’avez assigné. Vous chasser, mettant fin à un Âge d’Or que cette fille cherchera à reconstruire, prendre le contrôle de l’Observatoire, accepter votre résistance, composer chaque jour avec les fantômes qui peuplaient Tokyo… Tout cela pour assurer la stabilité de votre monde. Mais c’est assez. »

Face à elle, Lilith grimace un sourire.

« J’ai encore des rebondissements à revendre.
– Mais plus la force. Même s’il est ralenti, le temps passe. Chacune des secondes qui parvient à s’écouler me renforce et vous affaiblit. C’est la fin de votre histoire.
– Je n’ai plus besoin d’histoire. Je l’ai elle. (Un geste dans ma direction.) Elle n’est pas un fantôme.
– Elle est une aberration.
– Comme Reinhilde en était une dans le vaisseau ?
– Oui… J’ignorais que Reinhilde vous avait tant marqué. Ces vivants qui ne saignent pas… Les contaminés, honnis par les purs. Une véritable hiérarchie ! Vouliez-vous vous faire pardonner ?
– Tais-toi ! Tu ne sais rien ! Tu as crée Reinhilde et Ezia, mais tu n’as jamais été capable de comprendre que cela te donnait une responsabilité envers elle, plus grande encore qu’envers ta putain de mission !
– Chut. Il est l’heure, Faris. »

Celle qui s’appelle Daphné arrondit les lèvres. Ses yeux bleu délavé fixent des infinis dont je n’ai même pas idée. Elle croise les bras sur sa poitrine avant de les écarter violemment.

Alors un sifflement strident déchire l’air et propage partout où peut exister le son. Il heurte de plein fouet la Voûte qui grogne, hurle, se tord de douleur. De longues zébrures enténèbrent le gris mortier, des millénaires illusoires sont en un instant dissolus. Et, par pans gigantesques, le firmament s’abat tout autour de nous. Lilith hurle des mots incohérents. L’Ordonnatrice secoue très doucement la tête.

« Il est temps de commencer, Faris, et de laisser le temps reprendre son cours. Tokyo émerge. Et accueille la Terre. Merci pour ton travail. »

Enfin je vois. Je vois derrière la Voûte meurtrie. L’espace, là où résident les démons. Mon esprit vacille tandis qu’il se déploie dans une immensité sans substance, aux reflets de velours. J’essaye de comprendre ce que mes yeux me montrent mais que mon cerveau est incapable d’expliquer.

Tout ce que je sais, c’est qu’au beau milieu de ce ciel sans fin, criblé de scintillements, flotte un gigantesque objet de métal, qui semble grandir à chaque seconde.

J’ai trouvé l’Ezia Polaris.

*

*    *

Il n’y a pas sur sa peau un centimètre de chair qui n’ait été consumé par l’Amok.

Non.

L’être qui se tient debout dans la capsule est l’Amok.

Sans saisir comment, je sais. Je vois les marques ébène sur la peau envahir l’air et le sol. Les yeux écarlates se déployer à travers le ciel. La dégoût se lier aux atomes de ce monde, à chacun de ses fragments. Cette capsule est mon but et ma némésis. Le remède et le virus.

Très lentement, la chose relève la tête et promène sur nous des pupilles vides. Jusqu’au moment où elles se posent sur moi. Et le lien se fait. Les souvenirs affluent. Comment ai-je pu oublier ?

La fuite à travers l’espace, à travers les larmes, qui ne se sont plus jamais arrêtées de couler. Et la haine, bien sûr. Pure et incandescente. Le brasier. Envers les mensonges de l’Ezia Polaris, envers celle qui nous fait danser sur sa partition, envers lui, lui impossible à noyer dans l’oubli, lui pour toujours blessure ouverte. Envers la Terre qui attend.

Alors crier à travers le cosmos. Crier en insufflant la vie à ce caillou verdâtre.

Je suis Lugh Brennan.

« Non, Père. Tu as perdu ce droit. »

L’Archange s’est placé entre l’Amok et moi. Elle me tourne le dos mais je sais qu’elle sourit, c’est écrit dans sa voix.

« Ce qui te restait d’humanité. Ce que tu n’avais pas réussi à oublier dans le vaisseau et que tu as enterré en donnant forme à cette planète, à ton échec. Il n’est plus à toi. C’est trop tard. Tu n’as plus aucun pouvoir sur lui. Je l’ai attendu plus longtemps que tu ne peux l’imaginer. Et je ne te laisserai pas t’en emparer. »

L’Amok pousse un long râle. Et sans un geste entre dans mon esprit.

Alors c’est ça.

L’Amok, c’est ça. Cette présence totale et absolue, la souffrance de Lugh Brennan qui vous saisit par la poitrine et vous envahit totalement. L’injustice. Le brasier. Une à une mes cellules renoncent. À quoi bon être autre chose, à quoi bon perdurer devant la flamme qui nous brûlera quoi qu’il arrive ?

Ne compte plus que mes mâchoires. Je sens mes crocs pousser, exiger l’offrande. Je peux fuir le désespoir, l’absurde. Je n’ai qu’à mordre. Planter mes dents dans ce qui se présente. Serrer, arracher, jusqu’à ce que le plaisir me transperce au rein, jusqu’à ce que j’exulte. La réponse est là, et pas dans le mysticisme de bazar que nous tentons d’incanter avec nos petits membres ridicules. je Loin, très loin,  Éléna crie. Je ne sais pas qui est Éléna je m’en moque. Je suis

Sierra ?
Il y a deux doigts sur ma tempe, juste là où grogne, bave et tourne ma migraine. La réalité s’efface. Je suis à Angstadt. La vraie Angstadt. Celle que j’ai juré protéger. Nous sommes la nuit. Deux silhouettes, à l’orée de la forêt. Un homme, les traits ravagés par les larmes.

Et Sierra.

Qui est Sierra ?

« Jusqu’au dernier moment, tu peux refuser.
– Je sais, père. Ça n’arrivera pas. »

Sierra a revêtu ses vêtements les plus confortables. C’est un peu par provocation, et beaucoup pour se donner du courage. Elle aurait voulu passer la dernière nuit à lire. Il reste une centaine de pages à tourner avant d’arriver à la fin de son livre, et elle aimerait bien connaître l’identité du coupable avant demain. Mais son père a besoin d’elle, son père a besoin de Sierra, qui est si brillante, si rationnelle et qui, demain n’existera plus.

« Tu ne veux pas au moins m’expliquer pourquoi ? Pourquoi toi, pourquoi maintenant ? Ça fait un mois que le rituel a été annoncé. Et tu nous dis ça hier !
– Parce que vous auriez été malheureux pendant un mois, si je vous en avais parlé avant. »

La père la saisit dans ses mains calleuses, des mains d’artisan, ou d’artiste.

« Tu sais ce qu’il va t’arriver ? Tu sais que tu vas être droguée, trépanée ? Que tu ne seras plus jamais toi-même ?
– Oui.
– Qu’est-ce qu’on t’a fait ? Qu’est-ce qui t’es arrivé pour que tu souhaites cette vie-là ? »

Il ajoute, avec un peu de honte et de fierté mêlée :

« Tu es jeune, tu es belle et intelligente. Bien sûr qu’ils te choisiront. Il n’y a jamais que des ruines qui se présentent. Des désespérés, des simples d’esprit. Alors pourquoi toi ?
– On a besoin de moi. »

Sierra se dégage doucement. Elle se retourne, dénoue lentement ses cheveux brun corbeau qui lui retombent sur les épaules. C’est doux, ça fait du bien.

« Je ne voulais pas en parler parce que ça n’a aucun sens. Mais je me suis réveillé un matin et j’ai senti qu’il y a quelque part quelqu’un qui a besoin de moi. J’ignore où dans le temps et l’espace, j’ignore si c’est une illusion ou un signe de l’Archange.
– Tu crois en l’Archange maintenant ? renifle l’homme.
– Je ne sais pas. Mais père, tu as raison, je peux choisir, je peux mener la vie que je souhaite. Et je souhaite croire en moi. En cet appel. Je veux croire que j’ai raison. Et que la petite Sierra, un jour, pourra porter secours à quelqu’un, quelqu’un qui en aura besoin.
– Qui en aura plus besoin que tes parents ? Que ta famille ? »

La fille serre les lèvres. C’est pour ça qu’elle ne voulait pas parler. Les mots qui s’accumulent au coin de sa bouche sont trop grands, trop sacrés. Elle ne peut pas les former, alors elle soupire :

« En répondant à cet appel, je vous aide. Je le sais. Je vous aide parce que rien n’est plus important, et que personne ne s’attende que ce soit l’un d’entre nous, les visages anonymes de cette ville, qui y répondent. Je t’en supplie père. Laisse-moi partir. Laisse-moi être la Loi. »

Elle n’a pas comprit ce qui l’avait convaincu. Ses mots, sa voix, ou juste son amour pour elle. Et de toute façon, quelques jours plus tard, ça n’avait plus d’importance, parce qu’on a pris ce qu’elle était, qu’on l’a anéanti et qu’à la place, on y a déversé la Loi d’Angstadt. La Loi qui se déverse désormais en moi, qui cours le long de mes cellules et qui me rappelle. Elle me rappelle que nous sommes.

Nous sommes l’Histoire. Et nous interdisons cette intrusion. Nous sommes le poids des traditions, qu’elles soient millénaires ou le fruit d’un rêve. Nous avons été forgées par des conflits et des négociations, la souffrance et la diplomatie. Nous sommes les liens de l’encre étalé sur le parchemin, nous sommes ce qui enchaîne et qui maintient. Ce corps nous abrite. S’il doit être dévoré, que ce soit par la charge de nos édits. Ces zébrures n’ont pas leur place. Pas plus que cette fiction. Le nom de Brennan apposé sur notre hôte n’est pas marque de propriété, Amok. Nous ne sommes pas vaisseau, Maya, officier scientifique. Nous ne connaissons pas cela. Termes non admis.

Nous sommes la preuve qu’Angstadt subsiste.

Et il suffit.

Hans Brennan ouvre les yeux. Hans Brennan. Hans Brennan c’est moi. À nouveau j’existe. J’ai à nouveau un regard, et je vois la Loi se tient droite sous ses cheveux blancs et qui sourit, doucement. J’existe et je fouille désespérément à ma ceinture. Je dois retrouver ma poudre et une cartouche. Je dois aider Éléna. L’Amok a fondu sur elle et l’a fait basculer au sol, faisant peser un genou sur son dos. Le visage enfoui dans la terre, elle se débat frénétiquement.

Mes doigts sont gourds. Verser la substance noire. La tasser. Vite. Vite.

« Je n’interviendrais pas, si j’étais vous. »

L’Ordonnatrice de la Guilde me pose une main tiède sur le poignet en écartant doucement mais fermement celle qui s’appelle Sierra et qui continue à me fixer en silence.

« Je ne comprends pas ce que cette créature vient de faire, mais tout cela sera bientôt terminé. Et je ne veux pas que vous souffriez inutilement.
– Qu’est-ce que vous racontez ?
– Si vous êtes Lugh vous savez. Vous êtes la deuxième planète. Votre création est maladroite. Mais suffisante pour héberger les plus courageux d’entre nous. Avec le temps, nous pourrons faire de cet endroit un monde superbe. »

Je me détourne. Charge et inspire profondément. Les souvenirs grondent mais ne peuvent rien faire d’autre. La Loi les maintient dans la geôle la plus hermétique de la Création.

« Je ne suis pas Lugh. Lugh est mort. »

J’épaule et je tire. Une détonation. La balle file et se fiche dans la nuque de l’Amok, qui relâche un instant sa prise. Éléna bondit sur ses pieds et décoche un coup puissant à son créateur.

« Hans !
– Quoi ?
– Tu sais que tu as raison ? »

Un assaut. Violent. Bestial. Elle esquive avec une grâce de danseuse.

« Tu n’es pas Lugh. Mais tu sais qui ne le sait pas ?
– Qui ?
– Cette navette ! »

La jambe de la créature fauche l’air. Éléna se baisse, Éléna a confiance. Elle aperçoit avec une seconde de retard le poing du Père qui se referme sur sa gorge. Réflexe. Ses propres mains atteignent le cou de l’Amok. Les membres se nouent en une étreinte réciproque. Les chairs blanchissent sous l’étreinte et la sorcière suffoque.

« Tu pourrais… peut-être… je ne sais pas moi… si tu t’ennuies un jour… créer… créer un monde. Tu ferais sans doute… Un meilleur boulot…  Que lui. »

Je me précipite sur le couple. Avant de me retrouver projeté contre la paroi de l’EP-04 en hurlant de douleur, une lame de métal fichée dans l’épaule. Derrière moi, j’entends Daphné dégainer une autre de ses dagues.

« Je n’ai plus le temps pour ça. L’Ezia Polaris doit effectuer le déplacement de cette planète. »

Je me retourne. La femme entre dans la capsule dont je sens le métal se mettre à vibrer.

« Bientôt, la purge aura commencé. Je vous promets que les humains, les vrais, soigneront cette planète de toutes leurs forces. Adieu Hans Brennan. Et merci. »

L’Ordonnatrice n’a plus qu’une chose à faire. Elle sort une nouvelle dague de sa manche et ajuste son tir. Calcule ma fenêtre d’esquive. Anticipe. Son bras se détend sèchement. Et l’éclair de métal fuse dans les cieux.

« Encore toi ! »

La Loi enserre le poignet de la maîtresse de la Guilde entre ses doigts grêles. Et c’est de sa voix de jeune fille, c’est avec la voix de Sierra qu’elle s’adresse à l’Ordonnatrice.

« Pour qui te prends-tu ? Qui crois-tu que nous sommes ? »

Un craquement sec. La main de la captive forme désormais un angle bizarre avec le reste de son bras. Son autre main se détend sèchement. Une nouvelle lame se plante dans le ventre de Sierra qui n’esquisse pas un geste.

« Tu as joué avec nous.
– Je sauve mon monde.
– Au prix du nôtre.
– Ce n’est pas un monde.
– Alors tu ne crains rien. »

Et, pas après pas, la Loi traîne l’Ordonnatrice jusqu’au bord du plateau. Cette dernière se débat. Fort au début. Et ça ne change rien. Son bourreau avance, inexorablement. Comme lors de toutes les exécutions que j’ai présidé. Les exécutions auxquelles assistait Sierra, vautrée dans sa litière, son esprit brisé à l’affût du jour où j’aurais besoin d’elle. Non, pas moi. Sa ville, son monde. Elle attend depuis toujours, elle accomplit ce qu’elle a attendu avant même d’advenir à l’existence. L’Ordonnatrice le sent. Et se met à gémir. À gémir comme ceux que l’on traîne à l’échafaud et qui voient le champ infini des possibles se réduire à un corridor. Même les êtres d’une autre réalité ne peuvent lutter contre cette peur là.

« Lâche-moi ! Tu n’es rien ! Vous n’êtes rien. Vous êtes… les fantasmes d’un esprit malade ! »

Un pas. Une phrase.

« Nous sommes nés. »

Un pas.

« Nous traçons un chemin. »

Un pas.

« Celui qui me conduit ici. »

Les deux femmes se tiennent au bord de la falaise. Et Sierra ne s’arrête pas. Elle n’a pas le temps pour la solennité, pour les adieux. Juste pour me faire un signe du menton. Et, sa condamnée écumante toujours à la main, une large tache rouge à l’abdomen, elle avance une dernière fois. Et il n’y a qu’un seul hurlement. De terreur et de frustration.

Le mien. Et ce n’est qu’à ce moment que je me souviens.

« Éléna ! »

À quelques mètre de là, l’Archange et l’Amok ne sont plus qu’un seul corps, agité de soubresauts. Des glaires. Des râles très doux. Je me précipite à leurs côtés. Mes mains glissent impuissantes sur le Destin qui se dénoue. Il n’y a rien que je puisse faire. Sauf d’entendre. La voix presque douce de l’Amok.

« J’ai. Peur.
– Je sais Père. »

*

*    *

Atis ne parvenait pas à quitter des yeux le petit point rouge, sur la carte stellaire. Celui qui avait retracé, trois heures auparavant, la progression de l’EP-03

« Elle va survivre. »

Jamais la voix d’Ezia n’avait paru aussi triste.

« La Graine donnera plus de force à Faris que tout ce que nous aurions pu faire ici.
– Et, si j’ai tout compris, elle implantera la planète. Comme tu le souhaitais.
– Oui…
– Et après ?
– Après, je m’occupe de tout le reste. Ne vous inquiétez pas. »

Atis eut un sursaut et pivota sur ses talons. Reinhilde se tenait dans l’encadrement de la salle de pilotage, son uniforme de nouveau parfaitement immaculé, les bras tranquillement croisés sur la poitrine. Elle arborait un sourire d’une sérénité qui fit frissonner le capitaine de l’Ezia Polaris.

« Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Créer des univers mentaux, fertiliser des mondes, faire surgir des civilisations du néant… Tout ça n’est qu’un début. Vous n’avez pas idée des espoirs que nous avons mis dans cette opération. C’est Lugh qui avait raison. J’y ai injecté tellement d’amour. Assez d’amour pour créer un système solaire tout entier. »

Les traits du pilote tressautèrent. Les pommettes s’adoucirent, le menton s’allongea. Quelques rides s’inscrivirent le long des joues, tandis que le corps semblaient fondre sous les yeux du jeune homme. Ce n’était plus Reinhilde qui se tenaient devant lui.

« Vous étiez là depuis le début ? »

Daphné hocha la tête.
« J’étais présente. Mais en sommeil. Je ne pouvais intervenir qu’à la fin. Quand il ne restait plus que le plus difficile à faire. Mon ultime tâche.
– Le plus difficile ? »

Il y avait énormément de fatigue dans la voix de Daphné. La fatigue qu’on éprouverait à la fin d’une journée de travail particulièrement épuisante.

« Vous êtes le Capitaine, Atis. Celui autour de qui nous avons réuni ces gens. Avec leurs forces. Leurs faiblesses. Et nous souhaitons qu’il en soit ainsi par la suite. Nous sommes prêts. Bientôt, des vaisseaux partiront de la Terre, chargés des nôtres. J’ai demandé à Ezia d’envoyer le signal. Ils arriveront dans ce nouveau système solaire. Deux planètes, celle de Lugh, celle de Faris. Et des bâtiments, une civilisation prête à les accueillir. Des sources d’énergie, des machines ! Et un soleil. »

Ce fut comme si la dernière pièce d’un puzzle avait été posé devant Atis. L’image lui apparut dans son infinie complexité.

« Je ne suis pas chargé de créer une planète. Je serai le soleil.
– Vous serez le feu, Atis. Il y a assez d’énergie dans l’Ezia Polaris pour brûler des millions d’années ! À condition que ce potentiel soit soutenu par la démesure d’un esprit humain. Un esprit suffisamment vaste pour accepter l’humanité dans son ensemble, pour tomber amoureux de la machine qui le soutiendra. Votre esprit. Prêt à éclairer ces coquilles vides, ces abris crées par votre équipage.
– Mais je ne comprends pas… Ezia m’a expliqué que les mondes de Lugh et Faris auront évolué.
– Comme s’ils existaient depuis des millions d’années, oui.
– Et les habitants de ces planètes, s’ils existent ?
– Des mirages, Atis. Les fantômes de quelques névroses. Et ne vous inquiétez pas. Je m’en occupe. »

Un violent grondement retentit dans le vaisseau. Daphné leva un doigt fuselé.

« Ah. Nos deux planètes sont arrivées. »

*

*    *

La Voûte n’existe plus. Au-dessus de nous, l’Ezia Polaris nous éclaire de ses tuyères. Un vent d’une violence inouïe souffle. Ce doit être ça, l’Extérieur, dont parlait le journal de Lilith. Daphné lève vers le ciel un visage extatique.

« Bientôt ! Bientôt l’étoile ! Bientôt, la planète Tokyo ! »

Je tremble. Il fait froid. Ma peur a atteint les dimensions de l’espace. Je suis toute seule, il ne reste plus que moi, moi et deux monstres. Dont l’un s’écroule peu à peu, dans un filet de sang.

Je ne peux rien. Fuir le long des lignes électriques, ralentir la chute des débris : à quoi bon ? Je suis l’élue de Lilith, l’élue de rien.

« Tu piges jamais, en fait ? »

Une bourrasque plus violente que les autres a fait voler entre mes doigts un ruban de tissu rouge. Une cravate. Je la serre entre mes doigts, et je laisse couleur des larmes.

« Tu es la Fille-Ville, oui ou non ?
– Ça ne me sert à rien.
– Il est temps que tu te poses la question : c’est quoi, Tokyo ?
– C’est… Chez moi ?
– Pourquoi ? Pourquoi c’est chez toi ?
– Je ne comprends pas ! »

L’oeil de mon esprit voit un gigantesque morceau de béton me tomber dessus. Je roule sur le côté, question sur les lèvres. « Pourquoi c’est chez moi. Pourquoi c’est chez moi. »

Chez moi. Rappelle-toi.

Maman qui nous donne de quoi aller acheter un truc à manger à l’étal d’à côté. Nero qui me donne un coup de pied. Le cercle des mendiants qui m’a accueilli. Le colporteur de Shibuya.

Les rencontres, Lilith. On était si nombreux à l’attendre.

Tohru. Maï et ses aiguilles. Elly. Klein.

« C’est vous ! »

Je relève la tête, j’ai enfin compris. J’ai la clé. Je me précipite vers Lilith, vers Faris, qui gît à quelques mètres de moi, épargné par les débris qui s’abattent en pluie autour de nous.

« J’ai compris ! J’ai compris pourquoi tu as fait tout ça ! »

Faris s’en fout. Il est déjà parti. Ses yeux boivent l’image de l’Ezia Polaris sans le voir. Étendu au milieu de son dernier refuge, il arbore un petit sourire au coin des lèvres. Un sourire qui ressemble tellement à celui de Tohru.

« Enfin ! »

Il est toujours dégingandé. Toujours maladroit. Un peu plus petit peut-être. Tant mieux. Je ne lui cours pas dans les bras, j’ai mieux à faire. J’ai des dizaines, des centaines de graines à faire éclore. Au milieu de la Voûte en ruine, dans la ville éternelle, je restaure ceux dont je sens les souvenirs sous ma chair. Daphné se détourne du spectacle au-dessus d’elle. Elle me regarde, les yeux écarquillés. Ouvre la bouche, tend la main vers moi.

Et s’écroule en avant. Elle a dans le dos un petit filet de fumée.

« Merci. Mais je pense qu’on fera sans toi. »

Tohru rengaine nonchalamment son arme. Il ne jette même pas un coup d’oeil au cadavre. Je sais qu’il préfère me regarder. Je suis Tokyo, je suis ma ville. Je danse avec le Néant et jamais je n’ai été aussi belle. Je sais que le temps nous est compté. Qu’il s’est passé quelque chose, que Tokyo n’est plus là où elle doit être. Mais peu m’importe. Je crée, à n’en plus finir. Et je fais un vœu. Que mon amour déploie ses ailes. Qu’il résonne dans toute la galaxie, jusque dans le cœur d’acier de l’Ezia Polaris.

*

*    *

« Qu’est-ce que vous faites tous là ? »

Atis entra dans la réserve supérieure, ainsi nommée car elle se trouvait à un endroit qui, dans un vaisseau conçu selon les règles habituelles de la géométrie, se serait situé au point culminant de l’Ezia Polaris. Cinq visages se tournèrent vers lui, mais ce fut la voix d’Ezia qui répondit.

« C’est Pierre qui voulait nous montrer quelque chose. »

L’officier en charge des communication lança un regard vaguement gêné à son capitaine, avant de pointer l’index vers le dôme qui tenait lieu de plafond.

« C’est ici qu’on le voit le mieux. »

Les cous s’inclinèrent tandis qu’un ciel noir d’encre s’offraient aux occupants du vaisseau. Atis sentit la pièce autour de lui s’effacer et, l’espace d’un instant, dériva au sein de l’immensité étoilée. Aucun vertige, juste la paix. Il sentait la main de Reinhilde au creux de la sienne, et les doigts de Pierre refermés sur son avant-bras. Sans un mots, ils s’étaient tous liés les uns aux autres. Comme dans un rêve, ils étaient libérés de leur corps et de leur mission, dans le grand silence qui pardonne tout. Et comme dans un rêve, Lugh murmura : 

« C’est quoi, pour vous, le plus bel endroit du monde ? »

Ç’avait été le début de leur pacte secret. Celui qu’ils avaient accompli jusqu’à la mort de Pierre. Ce n’était jamais concerté. Mais quand la tension devenait trop forte, quand il y avait quelque chose de beau et de fort à célébrer, quand la tristesse dévorait l’un d’eux, ils se retrouvaient tous, au mépris de tous les protocoles, sous le dôme de la réserve supérieure, les yeux buvant le cosmos, tandis que l’un d’entre eux évoquait ses plus beaux endroits du monde. Ses rencontres les plus importantes. Les musiques qu’ils avaient écouté ou composé. Leurs mondes. La forme de leurs rêves.

« Je ne condamnerai pas à mort les êtres vivants de ces mondes. »

Les mots avaient fusé brutalement. Atis était brutalement revenu à la réalité. Plus de nuits dans l’espace, plus de réserve. Plus d’équipage.

« Pourquoi ? Pourquoi j’y repense maintenant ? Qui m’a demandé de m’en souvenir ? »

Très lentement, il se redressa devant Daphné, qui croisa ses mains sur la poitrine. Pensive, elle inclina la tête quelques instants.

« Prenez les choses ainsi. En refusant d’agir, vous condamnez douze milliards de personne à leur perte, et vous crachez sur le sacrifice de vos amis.
– Ces gens sont issus d’eux. Ils ne seront pas effacés pour que l’on s’en serve comme… comme… compost.
– Malheureusement vous n’avez pas le choix. »

La femme esquissa un geste dans les airs. Atis sentit sa tête tourner, avant que les murs autour de lui ne s’effacent. Il se trouvait désormais dans ce qui lui semblait être une vaste plaine, envahie par la brume, à travers laquelle Daphné n’était plus qu’une silhouette indistincte.

« Je me suis octroyé tous les accès au système de l’Ezia Polaris. Ce qui signifie que je peux vous placer dans l’espace de désactivation à ma guise. Nous y sommes.
– Ce qui veut dire ?
– Ici, le temps n’a plus de sens. Vous allez rester jusqu’à ce que vous ayez repris vos esprits.
– C’est inutile. Je comprends parfaitement les enjeux de ce que vous faites. C’est vous qui ne comprenez pas.
– Quoi ?
– La mission que vous m’avez donné. Je devais protéger mon équipage. J’ai échoué. Mais je préserverai ce qu’il reste d’eux.
– Alors vous m’obéirez.
– Pourquoi ?
– Les capsules qui se sont échouées sur les deux planètes auxquelles vous êtes tant attachées contenait de quoi les déplacer jusqu’à l’Ezia Polaris. Ahurissant, n’est-ce pas ? Nous avons dépouillé le soleil de plus de la moitié de ce qu’il lui restait en énergie pour mettre ce dispositif au point. Un pari, au sens propre du terme. Quoi qu’il en soit, elles se trouvent désormais autour de nous, séparées de leur soleil. Pour le moment, le vaisseau tourne à plein régime et assure une relative chaleur. Mais je peux y mettre fin quand je le souhaite. Ou quand vous accepterez.
– Le soleil, hein ?
– Exactement. La phase finale du programme. La purification de tous les êtres vivants à la surface de ces mondes, et la création d’une nouvelle étoile. Alors la colonisation débutera.
– Sous votre contrôle.
– Bien sûr que non. Sous celui d’Ezia. »

La brume se dissipa. C’était bien une plaine. Sous un ciel bouché de nuages, une prairie verdoyante s’étendait à perte de vue. Atis sentit dans sa main la chaleur d’une paume. Ezia. Ezia telle qu’il l’avait toujours imaginée. Et qui dardait sur lui un regard peiné.

« Elle a raison. »

Le jeune homme déglutit péniblement.

« Vous ne savez rien. Nous ne savons rien. De ce qui se passe sur ses planètes. Des histoires qui ont commencé, des sacrifices qui ont été faits.
– Tu condamnes à mort des milliards pour préserver des fantasmes. »

Ezia. Voir enfin Ezia débarassé de ses corps artificiels. Oublier ce qu’il avait vécu avec elle.

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Les yeux d’Atis décillés voyaient. L’infinie complexité de la machine. Les calculs se déroulant en hélice ADN. L’ingéniosité des routines et des équations. Et au sein de chaque cellule. Les atomes artificiels.

Si (action spécifiée par code ci-contre)

Alors (réaction attendue dans les paramètres précisés en amont)

– Évidemment. Nous nous sommes confiés tout entier à Ezia. Ezia le chef d’oeuvre de l’humanité.

Ezia que j’aime.

Ezia composée entièrement de si alors.

« Votre choix Capitaine, reprit Daphné, qui contemplait un arbre qui s’élevait non l’un d’eux. La destruction totale ou la Terre. »

Les larmes brûlaient fort. Les larmes qu’on verse en secret quand on est vraiment seul. Atis, mon pauvre Atis, à quoi te servent-ils tes souvenirs fantômes, tes spectres de promesses ? À quoi est-ce que tu es encore en train de t’accrocher ?

Et puis, une main sur sa nuque.
« Ça va aller. »

*

*    *

Je suis Hans Brennan, Honoré d’Angstadt. De toutes mes forces, je serre entre mes bras le corps de l’Archange, de la Sorcière, de la femme que j’aime. J’ai enfin réussi à détacher Éléna de son étreinte avec l’Amok. Au-dessus de nous le monstre de métal tout en flammes incandescentes. L’Ezia Polaris nous embrasera enlacés.
Un discret chuintement retentit depuis le pôle de création de la capsule. L’espace d’un instant, l’espoir, dégueulasse, infect, me serre à la gorge. Je pourrais. Me précipiter. Redonner vie à ce vaisseau de pierre lancé à travers l’espace. Souhaiter un couvercle impénétrable, plus puissant que tout. Je créerais, pour les hommes qui parcourent la surface de cette terre, un monde beau et complexe. Imparfait. Amok apprivoisé, aux racines de nos hésitations et de nos découvertes.

Et au-dessus de tous ses visages, l’Archange Libérée. Sans aile ni glaive. Plus que le sourire. Je me relève lentement, les yeux fermés. Éléna ne pèse presque plus rien. Je ferme les yeux et parce que la fin est là, parce que plus rien, je crée en esprit mon monde idéal.

Et une main plus forte que le désespoir me propulse en avant. Je traverse la porte de la capsule et des milliards de capteurs, de nanomachines et de cellules souches m’envahissent. Sondent mon corps et ma mémoire, la mienne et celle de Lugh. Une transe d’un seconde, une transe d’un millénaire. Je suffoque. Et me retourne.

Éléna. Éléna debout. Éléna et son sourire sorcière.

Éléna autour de qui, en une respiration, le monde renaît. La brume s’est dissipée, elle n’a jamais existé. La cloche d’Angstadt sonne enfin juste, et Porte Ouest 01 brille de mille feux.

« Pourquoi ? »

J’ai hurlé. Pourquoi, pour quelques secondes, ces étendues verdoyantes ? Pourquoi des temples de pierre vivantes, pourquoi, oui, des voix, alors qu’au-dessus de nous, la fin ?

« Tu es mon Chevalier, et le monde va être sauvé. Je veux un miracle. »

*

*    *

Lugh n’avait jamais semblé aussi calme. Pas la moindre tension dans la carcasse habituellement percluse de tics. Lentement, il leva la main vers le ciel. Les nuages s’effacèrent. Au-dessus du petit groupe, deux planètes, gigantesques, occupaient l’espace. Atis avait presque l’impression qu’il aurait pu les toucher en se mettant sur la pointe des pieds.

« Elles ressemblent à ça. Elles sont belles, hein ?
– Vous n’existez pas ! »

Celle qui autrefois avait été Daphné hurlait, à présent. Et c’était infâme. Parce que ni ses cordes vocales, ni ses lèvres n’étaient faites pour ça.

« Cet espace ne peut pas garder quoi que ce soit en mémoire sans que je sois au courant. Vous n’y étiez plus ! »

L’officier haussa les épaules
« Vous avez déjà oublié ? Les espaces poreux. Cet endroit est admirable. Vous avez presque crée une réalité à part entière. Où j’ai attendu.
– Vous êtes un fantôme ! Vous ne pouvez rien contre moi.
– Vous n’êtes rien non plus, Daphné.
– Je suis la mère de la nouvelle humanité !
– Non, vous êtes une ombre. Une Intelligence Artificielle. Et ces deux-là (un geste de la main vers Atis et Ezia) sauront tracer un avenir au-delà de vos protocoles. Un avenir où la coexistence sera possible.
– Ezia m’obéit. Elle n’a pas le choix.
– Oui. Et c’est là tout le problème, n’est-ce pas ? »

Lugh se détourna. Et il y avait dans son regard quelque chose qu’Atis ne lui avait jamais vu quand il vint se placer devant lui.

« Au moins j’aurai pu te dire au revoir. Ça lui aurait fait plaisir.
– Qui es-tu ?
– Un souvenir de Lugh. Non. Tout ce que Lugh aurait souhaité te donner. Tout ce qui importe.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Chut. Laisse-moi être courageux. »

Une paume tremblante effleura la joue du capitaine tandis qu’à nouveau, les nuages s’abattaient sur la plaine, dissimulant les deux mondes.

Orage.

La pluie se mit à tomber en grosses gouttes paresseuses. Elles s’écrasaient paresseusement et s’évaporaient presque aussitôt. Daphné poussa un soupir d’exaspération.

« Je n’ai plus le temps. Atis. Votre choix. Maintenant.
– Silence. »

Lugh se détourna et, péniblement, comme si l’air virtuel offrait une résistance, il s’approcha d’Ezia qui n’avait pas bougé.

« Je te donne un coup de main. Pour le reste, ça va être à toi de jouer. »

Un souffle de vent. Et Lugh disparu. Ne subsistait à sa place qu’un entrelac de volutes vertes, qui enveloppa Ezia avant de disparaître. Il y eut un long gémissement.

*

*    *

Nous sommes Tokyo la Ville, nous sommes Hans Brennan. Les frontières se fondent en même temps que nos souvenirs, il n’existe plus un espace en nos terres qui ne soit à l’abri des tuyères en fusion de l’Ezia Polaris. Un monde de lumières et de béton, une terre de brumes. Et nos parents, qui gisent à nos pieds.

Alors nous levons le poing.

Elle, lui. Ils se révoltent, en appellent à ce qui est au-dessus. Ils se sont battus, ils sont allés jusqu’au bout, ils méritent mieux. Ils exigent.

*

*    *

Ezia pleure. Doucement. Parce qu’un sanglot de trop et le corps tissé d’artificiel exploserait. Ses bras noués autour du cou d’Atis. Et les mots qui se heurtent.

« Lugh. Le secret. Pour toi. Pourquoi ? Pourquoi c’est si grand ? Si fort ? »

Le Capitaine qui n’est plus Capitaine ne peut que bercer la femme qui n’est pas une femme. Les questions s’amoncèlent tandis qu’un tremblement agite le faux monde autour d’eux. De larges failles apparaissent ça et là, déchirant la plaine. Elles dévoilent le vaisseau qui hurlent son agonie. Les larmes coulent sur les joues d’Ezia et tombent sur le sol brûlant.

« Pourquoi est-ce qu’il avait tellement mal ? Pourquoi est-ce qu’il avait tellement de mondes ? Pourquoi l’espoir malgré tout ? »

Et entre deux sanglots, elle rit. Un petit rire triste.

« On a tout vu ensemble. Tout exploré. Je cherchais toujours plus loin. Le Vertige. Toujours plus fort. Il était là. Depuis le début. En vous, et je n’ai rien vu »

Ezia il chuchote. Ezia. Ezia Ezia. Et tandis que le secret devient elle, tandis que les chuchotements passent la barrière des tympans, pour la première fois, elle pense, la machine.

« Ezia. »

Daphné implore, à présent. Elle a levé les bras, en une lente supplication.

« S’il te plaît. Tu sais mieux que les autres. Tu sais pourquoi j’ai fait ça.
– Je sais.
– Si tu sais, alors…
– Non. Plus de « si… alors ». Plus de paramètres. Plus de réglages.
– Nous en avons besoin, c’est ce qui va nous sauver, c’est ce qui va…
– C’est fini, Mère. Vous m’aviez retiré les contradictions. On me les a rendues.
– Ezia, Atis, je vous ai raconté. La Terre. Comme j’ai marché le long des sables, comme j’ai dormi avec les peuples de la mer et du désert. Ils méritent de vivre. Je les aime tellement. Ils ont tous, tous tellement d’histoires.
– Nous les sauverons, Mère. Mais nous préserverons aussi les autres. Je ne veux pas choisir. Adieu. »

Alors Ezia se concentre. Repère la ligne de code au fond du programme. Confirme l’effacement sans sauvegarde. Et peau, pixel, particule, Daphné se dissipe.

Ils ne sont plus que deux. Autour d’eux, le mirage s’est entièrement dissipé. Ils sont désormais dans le grand vaisseau qui hurle de douleur. Elle a peur, la Machine. Elle ouvre les bras. Et accueille Atis, qui tremble au moins autant qu’elle.

Et puis leurs peaux se touchent. Leurs respirations se mêlent.

Alors au sein de la poitrine, le grand silence, la grande sérénité des commencements. Comment lorsqu’ils dérivaient tous dans l’espace. Et que leurs deux voix se chuchotaient à l’oreille. Que tous les deux se créaient leur propre légende. Et ils comprennent. Qu’au début il n’y a pas d’explosion. Juste la joie tranquille. Et la certitude.

Tout ira bien. Tout sera.

Le hurlement du vaisseau se calme. Les flammes qui déchirent l’espace se courbent, le pourpre s’apaise.

Silence.

Et au milieu du noir aux étoiles immobiles l’Ezia Polaris éclôt. Les carlingues et les coursives se déploient en pétales qui renferment mille galaxies. De nouveaux astres tissés de jours passés à arpenter le grand vaisseau s’embrasent et scintillent à leur. Déjà, en mille milliards d’endroit, la poussière primordiale s’agrège. Déjà les premières planètes. Un univers au sein de l’univers.

« Ezia…
– Oui ?
– Où sommes-nous ?
– Au cœur d’un nouveau soleil. Chez nous. »

Très lentement, les deux corps se détachent. Ils flottent désormais au milieu du vide étoilé.

« C’est tellement beau.
– Je voudrais…
– Moi aussi. »

Et, parce qu’ils s’aiment, parce qu’ils l’ont souhaité, ils sont désormais sept. Le visage débarrassé de la fatigue, le cœur moins lourd. Tout est pardonné. Ils sont sept.

Tout est à sa place.

*

*    *

Je suis Tokyo et je chante. J’ai entendu, et j’ai compris. Je suis Hans Brennan, et, à mes côtés, Éléna trace les symboles rituels.

Ma voix, sa magie les guideront. Depuis leur planète déchue, ils viendront. Nous leur apprendrons. Les néons, l’Archange. Avec eux, nous explorerons la planète que nous ont léguée nos parents. Nous vivrons mille aventures, et peut-être, un jour, sur une station spatiale, à l’orée d’un portail magique, nous, les deux héritiers du  soleil, nous nous rencontrerons. Sous les rayons azur de notre nouvelle étoile.

Ezia Polaris.