Loin, très loin au-dessus, il y a de la lumière. Il y a des rires et de la musique même si Tokyo ne parvient pas à déchiffrer de quel instrument sortent les notes. Le refuge des cannibales s’élève à en frôler la Voûte, au beau milieu d’un vide démesuré, loin, très loin sous le niveau principal. Comme si des mâchoires géantes avaient amputé la pierre de l’un de ses organes vitaux. Ne reste que l’absence, la douleur-fantôme. Et au milieu de cette sphère de néant, un gigantesque bloc de métal aux arrêtes torturées, maintenu à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol par un enchevêtrements de câbles, de piliers malingres et d’échafaudages. C’est sur l’un d’eux que se tiennent Louis et Tokyo, le souffle court. Perché sur une balustrade branlante, le Comte les fixe, les dents toujours à découvert. Il les a guidé jusque-là, tantôt les précédant, tantôt les suivant. Tokyo s’est efforcée d’ignorer son obscène aisance à ignorer les lois de la gravité. Jamais, depuis sa rencontre avec Lilith, elle ne s’est sentie aussi soumise aux lois de la pesanteur. Cet endroit est une absence de ville. Elle ne sent, ni lit plus rien. Condamnée à progresser péniblement, pas après pas, le long de plateformes incertaines, enjambant un vide qu’elle ne peut s’empêcher de contempler droit dans les yeux dès qu’elle en a l’occasion. Elle a gémi de peur, plusieurs fois. Mais pas autant que Louis, dont les plaintes rythment chaque mouvement. Tokyo l’admire beaucoup. Il n’a pas lâché la bride à sa terreur ; il transpire, trébuche, rampe. Mais il avance. Invincible dans ses voiles de panique.
Claquement de dents à quelques centimètres du visage de Tokyo. Le Comte vient de se matérialiser devant elle. Il lève un doigt osseux et décrit un petit cercle en l’air.
« Question !
– Quoi ?
– Celle-là ne comptera pas. Tu as le droit à une question. Tu peux la dépenser ou la garder pour plus tard. Ou l’échanger contre une faveur. Tout le monde ici commence avec une question. Et sa chair. Ce sont les règles.
– Fixées par qui ?
– Est-ce ta question ?
– Non. Voici ma question : faites-vous partie de l’Observatoire ?
– Oh. Intéressant. Nous en faisions partie. Tous ici, nous sommes d’anciens Chevaliers Particule.
– Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
– Céderas-tu de la chair ?
– Attention. Il n’hésitera pas tu sais. Il te mordra. Il font comme ça. »
Louis s’est redressé, les mains crispées sur la barre de métal qui le protège du néant. Il parle avec la voix d’un malade. Tokyo se tourne vers lui et lui entoure les épaules. Elle aimerait être plus grande, moins noire. Elle aimerait que ses mains exsudent une bonne chaleur réconfortante. De violents tremblements parcourent la carcasse qu’elle tente de soutenir. Elle parle le plus doucement possible. Pas facile quand on a les cordes vocales aussi pointues que le reste :
« Ça va ?
– Non. Mais c’est pas grave. Je veux aider.
– Comment je peux lui poser d’autres questions ?
– Il faut l’impressionner. Lui faire une faveur. En échanger contre autre chose. Ou contre de la chair.»
L’homme s’arrache à son étreinte pour vomir, une nouvelle fois. Puis redresse la tête, presque sereinement :
« Il faut qu’on avance. »
Le Comte hulule quelque chose qui ressemble à un rire. Il faisait le même bruit, Tokyo s’en souvient, lorsqu’elle refusait de rester à terre, après un énième assaut. Lorsqu’elle puisait ses forces au fond du vide pour sauter sur ses pieds et lui porter un nouveau coup, lent, beaucoup trop lent. À nouveau, les questions se bousculent. Se mordre les lèvres, et patienter et poursuivre l’atroce ascension, dans un temps qui semble stagner. Comme lors des inondations, lorsque crèvent les citernes d’eaux usées, le passé s’écoule sur l’instant, le couvrant d’un film gras, qui adhère au semelles. La voix du Comte lui parvient désormais de loin, de longtemps. Quand Tokyo gisait, petit tas ensanglanté, entre deux conteneurs à ordures ménagères.
« Ils t’ont mis dans un bel état. »
Il se dresse devant elle, enveloppé dans une sorte de drap marron. Rien qu’à le voir, on devine que le tissu gratte terriblement. Mais elle voudrait le sentir, la fille. Elle lève lentement une main dont le poignet a été tordu selon un angle improbable. L’homme se courbe jusqu’au sol, jusqu’à elle. C’est la première fois qu’elle verra ses dents, de belles dents saines, d’où s’échappe un souffle putride, qui ne lui quitte plus les narines.
« Tu as résisté, c’est ça ? »
Elle hoche la tête, tout doucement. Et crache. Le bout rose-beige qu’elle gardait entre les lèvres depuis près d’une heure. À travers les larmes, elle le voit écarquiller les yeux. Elle sent une main lui relever la babine. Grognement. Personne ne la touchera plus de la sorte.
« Des dents. De si jolies dents. Oh, mon enfant. Mon enfant, je ne peux pas te laisser en user de façon aussi grossière. Tu te rends compte du trésor que tu as dans la bouche ? »
Elle ne comprend pas comment. Ce ne devrait pas être possible, elle a une jambe cassée – elle sent l’os affleurer sous sa peau – et pourtant elle est à nouveau debout. Droite. Avec l’enfer qui se déchaîne le long de ses terminaisons nerveuses. Et devant elle, une créature au visage blafard, toute en crocs hilares.
« Je peux t’apprendre. Plus personne d’autre que toi ne disposera jamais de ton corps. Personne ne connaîtra jamais le stigmate que tu portes. »
La fille baisse les yeux. Elle était certaine pourtant. Rien ne coulait d’elle. Ils l’ont brisée, pas percée. Elle y a prêté attention, même du fond de la torture. Que pas une goutte ne s’échappe. La créature ricane.
« Tu ne me cacheras jamais rien. Je sais, et peu m’importe. Pour le moment, nous allons te réparer. Puis nous commencerons. Il y a tant à faire ! »
La Fille-Ville sent son corps se redresser. Comme une décharge le long de sa colonne vertébrale.
« Aaah. Tu les as entendu aussi. »
Elles coulent d’au-dessus, surgissent d’au-dessous. Des formes longues et blanches, maculées de taches noires. Comme le Comte, en plus flou peut-être. Le Cannibale penche la tête de côté et soupire. Amusement :
« Nous ne nous en prenons jamais à nos invités. »
L’un des fantômes blancs s’est précipité vers lui, les dents à découvert. La plateforme est trop étroite, il n’y a nulle part où courir, nulle esquive possible. À nouveau les échos.
« Ne pas avoir d’échappatoire est un avantage à exploiter. Il y a moins de réactions possibles, moins d’erreurs potentielles. »
Tokyo devine le mouvement quelques fractions de seconde avant que le poing de son guide ne se détende et vienne frapper violemment l’agresseur, lui écrasant le nez.
« Les cartilages. Toujours frapper les cartilages. Ça fait mal. Et des bruits rigolos aussi. »
« Je suis vraiment désolé, poursuit le Comte en avançant de quelques pas vers le reste du petit groupe, qui grogne et bave. Ils sont au bout. Ils n’entendent plus rien. Alors si vous voulez vivre, il va falloir tuer. »
Il y a beaucoup de douceur dans sa voix. Et autre chose aussi. Comme un peu d’envie.
Il faudra y penser plus tard. Les corps fondent sur leurs victimes à l’unisson. Un sifflement et l’un d’entre eux bascule en arrière. Tokyo n’a pas besoin de se retourner pour percevoir le bras de Louis, tendu, tremblant. Ceux qui prétendent que la peur brouille les réflexes n’ont jamais été en danger de leur vie. La peur est un don. Un colporteur qui la chevauche avec suffisamment d’abandon est capable de tenir tête à une cohorte de monstres avides de chair humaine. La Fille-Ville n’a pas peur. Elle vient à peine d’apparaître. Elle ne veut pas vaciller, s’éteindre au milieu du vide. Elle a trop à apprendre. Alors sa jambe se détend brutalement, et fauche. Deux ou trois, c’est dur à voir dans la mêlée. Elle ne peut ramener son pied à elle. Des ongles sales le retiennent, tentent de s’en emparer. Il y a de la pratique dans le geste. Une technique. Tokyo se débat, et ne voit pas le coup suivant venir. Elle glisse à terre, sent qu’on l’entraîne.
« À quoi est-ce que tu joues ? »
Un vortex de coup et de morsures. Les assaillants de la jeune fille sont repoussés en arrière, tandis que le comte s’arrête un instant pour la foudroyer du regard.
« Est-ce que je viens de te prendre à les sous-estimer ? Qu’est-ce que je t’ai appris ?
– Désolée…
– Désolée ça ne suffira pas, ça n’a jamais suffit. »
Il saisit l’un des Cannibales à la gorge et le fait basculer par-dessus la rambarde. Le vide l’engloutit sans un cri.
« Tu ignores tout de ces gens. Et tu t’accordes le droit de les sous-estimer. Regarde-le. Il est à des coudées au-dessus de toi. »
Louis. Les prunelles écarquillées, qui jauge en permanence la distance qui le sépare de ses adversaires. Pas un seul n’a réussi à franchir le périmètre invisible qu’il a établi. Tokyo se sent rougir de colère. Et contre un assaut d’une parade parfaite. Des dents se déchaussent sous son genoux
« Qui sont-ils ?
– Non. Tu dois le mériter. »
Alors elle le mérite. Elle danse, aux côtés de Louis et du Comte. Les os se disloquent, les corps s’abîment, les cris s’étranglent. Et, inexorablement, les Cannibales disparaissent.
Personne ne l’a vu partir. Il y a eu quelques sourires, bien sûr, quand elle a arpenté le district, qu’elle a demandé où il était passé. Le grand type chauve, toujours en survêtement. Pour beaucoup d’entre eux, c’était la première fois qu’elle leur parlait. Au moins comme ça, elle a appris leurs noms. Mais rien de plus. Tout au plus, elle a croisé un garagiste, qui cherchait Milliarde, tu sais, celle qui vend des sandwichs. Fallait que je répare sa camionnette. Milliarde aussi avait disparu. Paraît qu’on a retrouvé son cadavre dans les poubelles à côté des entrepôts, deux semaines plus tard. Qu’il lui manquait un bras et la moitié du visage. Les gens racontent vraiment n’importe quoi.
La fille qui s’était fait violer et casser la figure s’est à nouveau retranchée dans le silence. Elle était exactement comme avant. Juste plus forte. Mais ça ne servait à rien. Jusqu’au jour où elle est allé voir Lilith, qu’un milicien l’a accosté. Jusqu’au jour où elle a saigné.
À l’apogée du vide, la carcasse métallique s’offre aux trois visiteurs. Deux d’entre eux tremblent. De fatigue désormais. L’effort a anéanti toute autre émotion. Le troisième continue à sautiller de poutre en décombres, semblant parfois faire osciller toute la structure qui pousse de grands cris métalliques, que le Comte reprend en refrain. Avant de pointer du doigt une béance dans la structure, par lequel il se glisse. Ses compagnons suivent ; mouvements empesés. À l’intérieur, il fait bon. Les muscles de Tokyo se détendent brusquement et lui rappellent ce qu’ils viennent de subir. Il lui faut lutter contre l’envie de se blottir dans un coin, dans la bonne chaleur enveloppante du foyer.
De grands morceaux d’étoffe colorée ont été jetés sur le sol. Ils recouvrent le secret que révèlent les murs : parois, entournures, plinthes : partout une multitude de caractères minuscules. Lettres inconnues dont une série se répète à intervalles réguliers. La Fille-Ville rit doucement. Bien sûr :
« Louis.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Je crois qu’on a trouvé l’Ezia Polaris.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu sais ce que c’est ?
– Je crois… qu’on est dedans.
– Cet endroit ? Le nid de ces malades ?
– Lilith m’avait dit. Que je trouverai l’Ezia Polaris. Et l’EP-04. Au même moment, elle m’a… montré des signes. C’est ça. EP-04.
– Ça veut dire quoi ?
– Qu’on a beaucoup de questions à poser. Viens. »
Un peu plus loin, il y a des foyers qui brûlent dans de grands bidons métalliques – ça sent l’essence – il y a des formes, il y a des ruines qui se tournent vers eux. Ça s’appelle : mutilations, ça s’appelle : amputations. Pas propres. Suintements Ça s’appelle : malgré tout, on a décidé de sourire. Sourire de nos tellement de dents si blanches. On fait signe de la main, du moignon. On retourne à nos occupations. Le Comte est penché vers l’un de ces restes d’humanité. À leur entrée, il se redresse. Les yeux qui brillent plus trouble que d’habitude. À ses pieds, la masse informe continue à s’agiter. Tokyo serait bien en peine de savoir s’il s’agit d’une main, d’un pied ou quoi que ce soit d’autre.
« Il ne tient plus. C’est l’un de nos plus anciens. Je me demande s’il n’a pas assisté à la construction de la Voûte. Ça me plaisait de le croire. J’aimerais bien, ce soir, m’en remettre à la gentillesse d’un étranger. Accepterais-tu de le tuer ?
– Est-ce votre question ?
– J’en ai douze mille deux cent deux. J’en ai dépensé trois, depuis que je suis arrivé ici. Je peux t’en céder une. »
La Fille-Ville hoche lentement la tête, et sent que l’on tire sur sa manche. Elle tend la main et sent le contact du métal. Un haut-le-corps la secoue toute entière.
« Tu as promis. »
Le Comte n’a jamais eu l’air aussi sérieux. Sa protégée baisse les yeux sur l’arbalète qu’on lui a glissé entre les doigts.
« Je sais. Mais pas comme ça. Pas avec ça.
– Tu n’as pas le choix. C’est tout ce qui nous reste à lui offrir. Une mort de chevalier. »
Elle ricane.
« Une mort de chevalier…
– Nous donnons tous de nous pour maintenir la Voûte. Oh, trois fois rien. Rien à voir avec les premiers, les innombrables du temps des mythes, qui se sont entièrement dissous. Non, aujourd’hui, ce ne sont que quelques grammes, qui viennent s’agglutiner dans le béton. Mais quelques grammes qui nous manquerons toujours. C’est ça, la vie d’un Chevalier Particule. Sentir ce vide, qu’on ne peut pas comprendre, qu’on ne peut pas remplir. Tout ce qu’il nous reste, c’est l’armure. »
Sans quitter Tokyo des yeux, le Cannibale porte un bras à ses lèvres. Mord dedans à pleines dents. Bruit mou. Sous la chair déchiquetée, l’os, couleur d’ivoire. Il se met à mastiquer, de plus en plus vite. Les crocs ne sont plus qu’un flou blanc. La Fille-Ville recule. S’appuie contre Louis qui tremble au moins autant qu’elle.
Déglutition. Une fois, deux fois. Lentement, laborieusement, l’enduit noir entame un long mouvement ascendant. Ça atteint la hanche, les côtes, l’épaule. Ça recouvre l’os, avec un méchant crissement. Et ça ne bouge plus.
« Et voilà. »
Ricanement. Bouts de chair crachée sur le sol. Quelques doigts d’ombres la ramassent.
« Ça va reconstruire la base. Encore. Et encore. Et encore. Pour toujours.
– Vous ne mourez plus, murmure Louis, tandis que sa compagne reste muette de dégoût.
– Si. À chaque fois, ça nous prend quelque chose. Là. (un mouvement vers le front). Jusqu’à ce que l’esprit tombe en morceaux. Ça, ça ne se répare pas. Et là, enfin, le goudron se détache. Et, enfin, on est libres. Comme lui. Il faut juste que quelqu’un sépare le corps.
– Pourquoi ?
– Est-ce votre question ?
– Silence ! Laisse-le tranquille ! »
Cette fois-ci, Tokyo n’a pas besoin de faire appel à sa Ville. Pas de grande inspiration, de geste incantatoire. Elle se redresse, tandis que sa voix résonne. C’est la voix des outragés. La voix de ceux qui, battement après battement, obéissent aux dogmes de l’Observatoire, au rythme des filtres à air. À la peur de la surface.
C’est aussi, c’est surtout, parler en son nom propre. La fille noire hurle son nom, son vrai nom, celui plaies et bosses, d’avant l’Avatar. La Voûte en tremble d’effroi.
« Vous êtes tous les mêmes. Tous à garder votre précieux morceau du puzzle. Parce que ce n’est pas le moment, parce que ce n’est pas la bonne personne ! Règles et codes secrets ! Comme elle est belle, la souffrance de celui qui sait, hein ? Nous ne pourrons jamais comprendre, nous. Ceux qui grouillent. Pas ce soir. Pas maintenant. Je veux les Chevaliers Particules, je veux l’Observatoire. Je veux savoir ! »
Le bras maigrichon, tout strié de rouge, se détend et le carreau d’arbalète fuse dans l’air. Les chairs résistent, luttent longtemps, soutenues par le goudron agonisant. Qui finit par céder. L’infâme petit bruit est couvert par une nouvelle voix :
« C’est ce qui te restait à voir. Tu donnes la mort comme tu donneras la vie, Tokyo. Merci d’être venue jusqu’ici. »
L’un des tas de couvertures salle bouge, derrière l’un des braseros. Très lentement, une main pâle fait glisser son capuchon.
« Il va falloir que je te demande pardon. Plusieurs fois. »
Lilith a l’air tout petit. Un môme écrasé sous le poids du brocart. D’un repli de sa couverture, il sort un livre. Celui de la dernière fois qu’ils se sont vus, celui d’avant les Chevaliers et du nom. Il le tend à Tokyo.
« Je voudrais que tu le lises.
– C’est important ?
– Très. Ça s’appelle un journal de bord. Et ça coûte la vie de tous les gens de l’Abri. »
*
* *
« Vous allez sauver Tokyo. » a dit la voix de vieille soie, la voix de poussière au soleil.
Le détachement se déplace en silence, traînée sombre le long des murs secrets. Klein se tient très droit. Ce soir, il est Commandant de détachement, avec Mandat Spécial de l’Observatoire. Ce soir, c’est lui qui inspire. L’Ordonnatrice a suffisamment à faire. Guider à travers les zones sales de la ville ; coordonner la marche ; calculer la bataille à venir. Et préparer l’Ultime Affrontement. À lui, en retour d’être le pilier, le Traceur. Celui que suivent les autres Chevaliers. L’entraînement qu’il a subi ces derniers jours, l’appliquer. Même si tout n’est pas encore en place : garder les épaules en arrière, sourire, mais jamais complètement. Parler grave, mais jamais trop. Cette nuit il va être héroïque, il a la permission. Comme les premiers de l’ordre des Particules. Ceux qui ont bâti la Voûte. Cette nuit, lui, il la préservera.
Et quand il le racontera, assis sur un lit de l’infirmerie, les pieds balançant dans le vide, les yeux de Nero brilleront comme jamais. Parce que même s’il ne l’a dit à personne, il sait que ce soir, il rentrera.
Bruit de pas lourds devant eux. Un signe de la main, et la cinquantaine de silhouettes – presque la moitié des Chevaliers Particule – se fond le long du mur. Les consignes de l’Observatoire sont claires. Attendre le plus longtemps possible avant d’agir. Pas un mot, pas un bruit tant qu’ils n’auront pas trouvé le camp des contaminés. La vie du moindre tokyoïte sain est précieuse.
Un soupir grotesque se répercute dans des angles inconnus.
« Laissez tomber, je sais que vous êtes là. »
Nouveau signe. La colonne se reforme. L’homme devant eux observe le ballet sans le moindre intérêt. Il s’avance vers Klein.
« Votre Ordonnatrice est déjà en chemin. C’est moi qui vous guiderai, à partir de là.
– Chevalier Klein. J’ignore qui vous êtes, mais sachez que je ne prends pas d’ordres d’un civil.
– Oui, oui… Identification, tout ça… Attendez. »
L’inconnu se met à fouiller dans les poches de sa veste tachée, tâte sa chemise, puis son pantalon.
« C’est pas possible, elle vient de me le donner… Ah ! Voilà. »
Entre les doigts sales un disque rutilant. Klein éloigne la main de son arme, mais ne salue pas. Il a été prévenu, l’homme lui est connu. Il fait parti du Plan.
« Nous vous suivons.
– Je m’appelle Tohru. Et je suis un contaminé, vous savez ?
– J’ai mes ordres. Pourquoi me dire ça ?
– Pour vous foutre la trouille. J’en ai une deuxième si vous voulez.
– En avant.
– Attendez, attendez, vous allez voir, elle est très marrante : c’est quoi le soleil ?
– Quoi ?
– Le soleil.
– Ça ne veut rien dire.
– Ouais. Pensez-y, la prochaine fois que vous parlerez avec votre Ordonnatrice et que vous écouterez sa voix »
Klein sent un frisson désagréable lui parcourir la colonne vertébrale. Le type se retourne, prend la tête du détachement qui semble brutalement perdre de sa belle unité. Le Chevalier laisse quelques mètres et se remet en marche, ses hommes sur les talons. Les paroles du contaminé ont semé quelque chose dans sa poitrine. Ce doit être pour ça que le code des Chevaliers interdit de parler avec les enfants de Lilith. Mais cette nuit. Cette nuit c’est différent. Après cette nuit, les enfants de Lilith auront disparu. Après cette nuit, il n’aura plus besoin d’arpenter ces corridors qui semblent se refermer sur lui. Il ne pensait pas que Tokyo pouvait être si exiguë. Hostile. Bientôt les grands travaux commenceront. Les sourires. Et plus jamais des cris d’innocents. Alors pour une fois, sacrifier à la curiosité.
« Vous trahissez les vôtres.
– Ouais.
– J’ai besoin de savoir pourquoi.
– Non. Vous avez besoin de viser juste, parce que sinon, ils ne vous louperont pas. On s’entraîne, nous aussi. J’espère que vous avez bien mémorisé les angles morts, sur les cartes que j’ai envoyées.
– Vous savez qu’il n’y a rien à faire, en fait. L’Observatoire aurait fini par l’emporter de toutes façons.
– Je vous arrête tout de suite. Vous voyez tout mais vous ne comprenez rien. Ni l’Observatoire, ni moi et encore moi cet endroit.
– C’est encore loin ?
– Un peu.
– Alors expliquez-moi. Enfant de Lilith.
– Putain c’est pas croyable cette manie des titres chez vous. Klein hein ? Ça vous débecte, ces tas de chair qui suintent ? Faut leur coller un nom. Avec des majuscules si possible. Ça protège. Ben moi, c’est avec votre goudron que je peux pas. Ce machin qui rampe. Qui finit par vous remplacer.
– Vous ne pouvez pas concevoir ce que signifie notre stigmate.
– Bien sûr que si. Je vous le raconte si vous voulez.
Tohru lève la tête vers le ciel. Tourne lentement sur lui-même.
– Il y a une salle, presque au sommet de l’Observatoire. On peut compter les étages, autant qu’on veut, on ne comprendra jamais où elle se trouve exactement. Il faut prendre six escaliers, quatre ascenseurs, et on finit en escaladant. Le truc, c’est de ne penser à rien du tout. Y a que comme ça qu’on la trouve. Quand les portes s’ouvrent – ce sont des portes plus grandes qu’on peut les percevoir, personne ne les voit vraiment – on entre dans une grande salle. Ce n’est jamais la même ; elle aura toujours l’aspect de votre esprit. C’est ça l’épreuve. Faire face. Une bonne partie de ceux qui ont échoué sont exécutés, avec beaucoup d’amour. Les autres rejoignent les cannibales. Vous en avez laissé filé un, une fois. Visé à côté et rengainé votre arbalète. Il y a des nuits où ça vous hante, parce que vous ne savez pas si c’était fait exprès ou pas. Scoop : vous ne saurez jamais.
Vous ne répondez pas. Vous êtes moins chiant que je ne croyais. Du coup je continue. Au centre de la salle il y a le bain de goudron. Vous vous rapprochez et votre esprit s’ouvre. Vous savez des choses que vous n’avez jamais su. Ça cogne dans votre tête, vous arrachez vos fringues, vous avez trop chaud. Vous ne voyez qu’une issue, vous immerger tout entier dans le bassin. Et lorsque le dernier bout de peau disparaît, vous entendez les voix d’Avant la Voûte. »
L’homme se fige. Avant de se tordre à angle droit. Les bras élancés de chaque côté du corps, l’un pointant vers le sol, l’autre vers Klein. Sa voix n’a plus rien d’humain. Des graves métalliques lui sortent de la gorge, traversés de violents éclairs qui dérivent dans des trilles au limite de l’audible.
« Alerte. Alerte. Mode critique enclenché. Attente de secours. Contactez l’Ezia Polaris. Contactez l’Ezia Polaris.
– Vous blasphémez. Le Credo ne doit être prononcé. »
L’ordre de Klein résonne en coup de fouet. Fermer son corps et son esprit à la tentation. Son guide se fige, se redresse. Et sourit. Lorsqu’il sourit, ses lèvres se retroussent trop haut. C’est répugnant. Dans les rangs du détachement, la prière. Face au démon. « Le Credo est sain. Le Credo est pur. »
« Vous êtes une épreuve. Vous avez été envoyé pour nous tester.
– Bien entendu. Par Lilith. Si ça peut vous aider. Dans ces cas-là, ça pose quand même la question de mes motivations, non ? S’il n’y a plus un seul contaminé à Tokyo demain matin, ce sera un peu grâce à moi. Ou alors il y a une autre solution.
Peut-être que si je peux décrire aussi précisément le sanctuaire, c’est qu’un jour j’y suis entré. Que je me sentais prêt à donner ma vie pour la Ville, pour la Voûte. Et que lorsque j’ai senti le goudron me recouvrir, je me suis mis à gueuler, à m’en décoller les poumons, à terrifier la pierre même. Ce n’était pas ça défendre Tokyo. Sentir vos souvenirs qui se décomposent et quelqu’un qui les réécrit.
– Je suis parfaitement libre.
– Ah ouais ? Ça ne vous fait rien, quand vous parlez d’avant ? Comme si vous parliez d’un membre qu’on vous a arraché. »
« Ne pleure pas, lui a dit Nero l’autre soir. Je te promets que ça va aller. Je ne sais pas ce que tu as perdu, mais on le retrouvera. Et même si on ne le retrouve pas, on construira quelque chose à la place. »
« Et alors qu’est-ce que vous avez fait ?
– Hmm ?
– Après avoir crié.
– Aaah. Le sommet de mon épopée. J’ai échappé au goudron. J’ai assez hurlé, assez pleuré et insulté pour le repousser. Et si j’ai pu faire ça… Tout le reste, fuir l’Observatoire, rencontrer Lilith, mettre en place tout ce jeu-là et, ce soir, le détruire parce que je m’ennuie, ce n’était rien du tout.
– Par ennui ? C’est tout ?
– C’est tout. »
Klein sourit. Les ombres projetées par l’homme viennent de se dissiper, comme lorsque les premiers néons s’allument. Son but lui apparaît désormais dans une merveilleuse clarté. Tout se met en place. Les sinistres manipulations de Lilith. le grand œuvre de l’Ordonnatrice.
« Ça n’a pas d’importance. Même si ce que vous racontez est vrai, ce n’est pour rien. Vous n’avez aucun but. Si vous aviez eu un peu de courage, si vous aviez accepté l’armure alors l’Ordonnatrice serait venue. Elle vous aurait expliqué.
– Expliqué quoi ?
– Que cette planète est fragile, et qu’elle a besoin d’un but. Nous créons des dogmes et des légendes, parce que sinon, elle tombera en morceau. La Voûte n’est pas qu’un bouclier, elle est la raison d’être de notre monde. Les démons ne sont pas les monstre que le peuple s’imagine. Leurs crocs sont le néant, le rien. Vous… Vous êtes… Comme eux. Vide. Et je vous vois, homme-carcasse. Je sais que vous nous menez dans un traquenard. Un traquenard d’ombres… Qu’avons-nous à craindre ? »
Un geste de la main. Une ondulation, les Chevaliers adoptent leur position de combat. Pas un angle mort. Cent mains prêtes à faire fondre sur cet endroit le courroux de la Justice. Devant eux Tohru soupire.
« Ce que vous avez à craindre ? Moi. Tu es une marionnette de l’Observatoire. Je suis le Chevalier de Tokyo. »
Trois arbalètes sifflent. Trop tard. Le visage du contaminé se trouve à quelques centimètres de celui de Klein. Celui-ci entend les premières détonations. Et un murmure à son oreille.
« Maintenant, dansons. Nous avons toute la nuit. Pour elle.»
*
* *
« Je ne le lirai pas. »
Tokyo jette à terre la clé des énigmes. Le bouquin soulève un petit nuage de poussière lorsqu’il atterrit sur le sol. Tout sourire, le Comte fixe Lilith qui croise les bras sur sa poitrine maigre.
« C’est pour ça que tu es venue. C’est que tu cherches depuis le départ : les origines de la ville, les codes qui gouvernent ton monde, tout est là-dedans.
– Je ne l’achète pas au prix de mes amis. »
Il y a de l’exaspération dans la voix en face d’elle. Et de la condescendance aussi. La sale condescendance. Dégueulasse. Ils croyaient mieux savoir que Tokyo, aussi, les marchands empâtés avec leurs hommes de main. Ils ne l’ont jamais arrêtée.
« Ça n’est pas que pour toi. Ça fait des années que Tohru flatte l’ego de l’Ordonnatrice et qu’il construit l’erreur qu’elle devait finir par commettre. C’est cette nuit que ça arrive. Parce qu’elle a peur de toi. Plus de la moitié des Chevaliers Particule sont avec elle. Nous tous ici pouvons attaquer l’Observatoire. Briser l’ordre établi. Mais ça implique que tu lises ce foutu bouquin.
– Non.
– Il n’y a rien de plus important.
– Non. À l’Abri, il y a Elly, il y a Maï. Ordrade et Tohru.
– Je sais. Mais maintenant, ça n’a plus aucun sens.
– Parce qu’ils ne sont que des morceaux de ton imagination ?
– Ah ! Je te l’avais dit, Lilith ! Elle a compris ! Elle sait ! » Le Comte éclate d’un rire hystérique. La Fille-Ville ne réplique pas. Très lentement, elle se tourne vers Louis.
« Tu vas te retrouver à l’Abri. Dis-leur que j’arrive. »
Le colporteur hoche la tête. Son esprit, lentement, se disloque devant ce qu’il entend. Courage Louis, courage. Tokyo le projette à travers la ville et, juste avant que sa silhouette ne s’efface, lui recoud un peu les pensées. Elle fait tout ça sans réfléchir. Pour l’instant il vaut mieux. Ne pas se demander pourquoi elle connaît les histoires de chacun des Cannibales qui l’entoure, pourquoi elle sait que Louis est exactement là où elle voulait qu’il soit, même si c’est fatiguant, terriblement fatiguant. Pour l’instant, elle n’a qu’une personne à affronter. La voix de Lilith plane quelque part entre l’incrédulité et la colère :
« Tu sais déjà. Comment ?
– Il n’y a pas que les prophéties et les livres occultes. Je suis intelligente. Je comprends vite. C’est un miroir en fait. En haut l’Observatoire, en bas, l’Abri. Et les Cannibales, ceux qui ne rentrent pas dans l’histoire.
– Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça.
– Je suis sûre que c’est aussi ce que pense l’Ordonnatrice.
– Elle n’est pas comme moi. Elle n’est pas humaine. Mais elle a exploité mes faiblesses, mes erreurs. Je voulais que vous soyiez en sécurité. Que personne ne puisse vous atteindre.
– De quoi est-ce que tu parles ?
– De l’Ezia Polaris. Tokyo tombera le jour où Ezia découvrira son existence. Je n’ai pas eu le temps d’en parler aux autres, de les convaincre. Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça. Je t’en supplie, lis ce journal, tu vas comprendre.
– Je suis désolée, Lilith, je n’ai plus le temps. Je vais sauver tes poupées. »
Lueur rougeoyante, Tokyo rassemble ses dernières forces pour percer le vide de la caverne cannibale. Regagner la ville, sa source, remonter les tunnels et les galeries. Quelques pensées plus tard, Lilith se dirige droit sur elle.
– Arrête. Les sauver, ça ne change rien. Il n’y a que toi qui compte.
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
– Tu es la première. La seule qui vienne de nulle part. Toi je ne t’ai pas pensée. Tu es née de cet endroit, tu ne renfermes rien de moi. Tu es la première fille de Tokyo. Je ne peux ni te lire ni t’influencer. À partir de toi, on peut créer un monde. Un vrai.
– Tu es vieux Lilith. Tu ne vois plus. Tu ne ressens plus. Je me fous que ces gens soient des fantômes. Ils m’ont touchés. Ils m’ont parlés d’eux.
– De moi !
– D’eux. Chaque jour ils grandissent, se séparent un peu de toi…
– Ils saignent, mais ça ne fait pas des êtres humains ! Ils étaient… un pas vers toi. Une étape.
– Même ceux qui ne sont pas contaminés. Tout Tokyo. Tout Tokyo mérite de vivre. Et je n’ai rien à foutre de ses origines, je n’ai rien à foutre de comment tu as crée tout ça, si tu ne veux pas les sauver. Tu es allée à leur rencontre, nuit après nuit. Tu n’as rien vu. Alors que ça crevait les yeux. La joie, la peur, l’humanité qui tremble et qui respire. Sang ou pas. »
La distance entre les deux lueurs s’étend. Tokyo puise désormais ses forces dans la pierre, plus rien ne peut l’arrêter. Vite. De plus en plus vite. Les feux les allées les tunnels les corbeaux et.
Impact. Elle a de nouveau un corps, un corps qui court à toute allure vers un pan de mur, tandis que des projectiles lui sifflent leur chanson de mort aux oreilles. Sur sa droite, un poing qui se détend. Pas le temps de se concentrer, elle reçoit l’impact en plein visage. Roule à terre tandis qu’un feu d’artifice de douleur explose derrière ses paupières.
Se redresser. À tout hasard, son pied fauche l’air et heurte un corps qui fléchit à peine, et contre le coup, lui faisant de nouveau perdre l’équilibre. Larmes de douleur. Et à travers le rideau, une lame transparente qui se dirige vers elle.
Avant de se volatiliser en éclats lumineux. Tokyo roule sur elle-même, tandis qu’une balle atteint son agresseur à la tête. La gangue gluante n’a pu absorber tout le choc. L’ennemi abandonne sa proie qui s’est déjà extraite de la mêlée. Elle a sauté derrière une pile de gravats. Près d’un complet noir, une cravate rouge et un regard furieux.
« Qu’est-ce que tu fous là ?
– Je vous sauve.
– T’es plus conne que la moyenne ? Tu vas tout faire rater !
– Non. Je vais faire rater le plan de Lilith. Ça n’est pas tout.
– On crève, pour toi !
– Et je ne veux pas. »
Elle sourit, la Fille-Ville. Dans sa poitrine, un verrou saute. S’appuyer sur une certitude. Pour une fois.
« J’ai le droit de me battre pour ce que je veux. »
La douleur a presque entièrement disparu. Assez pour insuffler à l’acier le force et le tranchant. Les aiguilles que Maï brandit de ses vieilles mains tremblantes jaillissent en l’air et se fichent dans la poitrine de la guerrière goudron qui souriait déjà de sa victoire. Clouée au sol. Chaque mouvement l’enfonce un peu plus.
Encore un miracle.
Elly fuse depuis sa cachette. La barre de fer rouillée est devenue
– Ça s’appelle une épée.
Une épée. Un plastron de métal et un casque flanqué d’ailes de corbeau la protègent des attaques. Elle abat sa lame, repoussant les assauts des adversaires. Impuissants de toute façon. Les balles de Tohru ont été bénies d’une vélocité démoniaque. C’est un rideau perle qui perce encore et encore le fluide du Credo.
« Fille de Lilith ! »
Il l’a presque prise de vitesse. Le meneur des Chevaliers se précipite sur elle. Se faufile entre les méandres du temps qu’elle dresse sur son passage. Esquive. Sa lame manque le cou de Tokyo de quelques millimètres. Elle se détend, tête la première. Son crâne heurte de plein fouet l’estomac de Klein, qui recule de quelques pas, avant de se ressaisir. Le goudron se précipite vers la Fille-Ville et lui enserre le poignet.
« Je te tiens ! »
La substance étrangère se déploie. Lui coule le long du bras. L’épaule. Le cou. Elle se débat à présent. Rien à faire, les molécules de goudron ne sont pas de ce monde. Elles ne lui obéiront pas. Tout près d’elle, le regard du jeune homme. Son sourire. Dénué du moindre doute.
« J’accepte ton péché, fille de Lilith. Je le prends en moi. Il n’y a rien que tu puisses me faire. Je n’ai plus peur. »
Mais elle a peur, elle, la fille. Elle a peur en sentant le noir qui lui affleure au bord des lèvres. Qui cherche un passage. Elle a peur et n’ose pas appeler, parce qu’alors, ça entrera et qu’elle ne sera plus elle. Ses pensées tournent à toute vitesse, se heurtent à l’obscurité et à l’angoisse et aussi il y a le visage de.
« Nero ? »
Nero. Partout en cathédrale. Nero plus âgé. Plus beau que jamais. Nero qui emplit le crâne qui tente de l’englober. Nero qui n’existe que de l’esprit de Lilith.
Nero son frère.
Nero sa voix, après tout ce temps. Nero dans les prunelles de celui qui menace désormais de la submerger. Ils se tiennent tous deux au sommet de l’Observatoire. Klein, tout de bleu vêtu, pas une seule arme sur lui. Pour une fois. Et Nero à ses côtés. Il vient de finir son service à l’infirmerie. Ils ont deux jours. Deux jours juste à eux.
Ils se sont enfuis, on le leur a permis. Alors ils ont exploré. Beaucoup. Fait l’amour, beaucoup aussi. Et parlé. Parlé, parlé, parlé. Leurs labyrinthes mutuels peu à peu s’éclairent. Ce soir, Nero arrive aux tréfonds de ses oubliettes. Il regarde devant lui. Beaucoup de courage dans les yeux. Un truc de jumeaux, ses parents lui ont dit une fois.
« … Je n’ai pas compris pourquoi tout le monde se mettait à hurler, tout à coup. Il y avait de l’ordre, sur cette piste de danse, tu sais. Cette impression d’appartenir à quelque chose. De ne plus exister enfin en parcelle. C’était comme si j’avais compris pourquoi j’étais là. Et brusquement, tout se brise. Le flux qui me porte vers la sortie.
J’ai cherché ma sœur, tu penses bien. Partout. En essayant de ne pas penser. Parce que je sentais que si je réfléchissais trop, alors quelque chose s’écroulerait. Je n’étais pas le plus futé de nous deux. Mais je me défendais. Alors j’ai bloqué cette partie de moi. Encore aujourd’hui, elle gît sous la glace. Et je suis rentré. Rentré pour retrouver une maison purgée par l’Observatoire.
– Je suis navré…
– Un jour tu arrêteras de t’excuser. Tu n’y es pour rien, tu sais. Les Chevaliers n’y sont pour rien. Au contraire. Ce sont eux qui m’ont accueilli. Avec bonté. Avec patience. Et qui m’ont fait une place.
– Mais tu es malheureux.
– Tokyo me manque.
– Non ! Ce n’est pas toi, il n’a jamais dit Tokyo ! »
Klein ne sourit plus. La Fille-Ville relève la tête. Elle pourrait l’embrasser. Elle ne pourrait faire que ça, d’ailleurs. Seules ses lèvres dépassent encore du goudron.
« Tokyo c’est moi, désormais. Nero le sait. Merci. Merci de prendre soin de lui. »
Le cri lui résonne jusque dans la poitrine, ils sont si proches, c’est celui du Chevalier, c’est le sien, elle ne sait plus à présent. Sur sa peau, elle sent quelque chose refluer. Bascule à terre. Des bras malingres la rattrapent.
« Tohru…
– Je suis là.
– J’ai eu peur. J’ai eu très peur. »
Mais Tohru est là, avec ses vêtements sales et ses cheveux en bataille. Tohru la serre très fort. Parce qu’il n’est pas très malin et que c’est tout ce qu’il peut faire. Ça et pour une fois, laisser affleurer sa voix. Sa vraie voix, celle d’avant le sanctuaire, d’avant le long hurlement qui ne s’est jamais arrêté.
« Je suis là. Je suis là, et on va se sauver. C’est promis. »
Ça sent le brûlé, ça sent l’urine. Ça sent Tokyo, Tokyo la Ville, qui saigne. Qui respire trop vite et trop fort, parce que quelque chose de grave se prépare. La fille redresse la tête. On n’entend plus le fracas des armes, ni les cris ni la mort. À la place, un grand silence sacré s’est abattu sur le champ de bataille.
Tout près d’elle, des voiles blancs et des couvertures sales. Daphné et Lilith, enfin, se font face.
Se remettre debout. Et voir les deux formes se tourner vers elle.
« Le début.
– La fin. »