Les ombres s’allongent lorsque les landes jaunâtres que nous parcourons depuis une semaine cèdent enfin place à un paysage plus verdoyant. Je mets fin à la marche forcée que j’ai imposée au depuis le début de l’après-midi et ordonne une halte près d’un bouquet d’arbres. Les Écuyers et les Mains sont trop bien entraînés pour laisser paraître le moindre signe de fatigue, mais le soulagement est palpable. Que ce soit dans la façon, un peu trop empressée dont ils déposent leur charge, ou dans le soin un brin approximatif apporté aux bêtes de somme. En quelques minutes, le campement prend forme, minuscule village au milieu des étendues sauvages. Les ustensiles de cuisine sont déployés à grand bruit, les foyers allumés et, bientôt, une plaisanterie grivoise file dans l’air au beau milieu d’un nuage d’insectes. Rires gras. Je me retiens de faire la moindre remarque. J’ai exigé – et obtenu – que m’accompagnent mes gens, et non un groupe imposé par le Conseil. Cela implique des sacrifices. La plupart de ces hommes et femmes n’a jamais quitté la Cité-État d’Angstadt et a dû maudire le destin qui lui a attribué un maître doté de velléités d’aventures. La promesse d’une titularisation à notre retour – atout que j’ai gardé dans ma manche jusqu’à la fin du troisième jour – a contribué à dissiper la morosité des premiers jours. Mais elle ne tiendra pas, face au froid, à la faim. Et à la mort. Bon sang quel bazar ça va être le jour où le premier d’entre eux tombera bêtement dans un trou, crèvera d’une maladie répugnante ou sera encorné par je ne sais quelle bestiole. Mieux vaut ne pas y penser et les laisser profiter de la soirée. Ces instants sont sans doutes les derniers. Moi-même, je Louisnce à tout semblant d’autorité et me laisse lourdement tomber contre le premier tronc venu. La migraine s’est réveillée. Depuis notre départ, elle a pris gîte au creux de mon crâne. Sous la tempe droite. La plupart du temps, elle veille. Diffuse, mais vigilante. Et il lui suffit d’un faux mouvement, d’un jeu de lumière changeant, ou tout simplement d’une journée trop rude pour qu’elle se déploie, absolue, enserre le front dans un étau. Et me rende presque incapable de coordonner une caravane de quinze personnes qui ressemblent davantage à des mômes perdus qu’à l’élite des serviteurs de l’Académie des Mains. Dans ces moments, seule la lecture m’apporte un semblant d’apaisement. Je sors de ma sacoche de cuir brun un volume usé, aux angles mangés par le temps. Certaines pages semblent sur le point de se détacher. Elles ne se détachent jamais. Le contact familier de la couverture a quelque chose d’étrange après cette journée passée à évoluer dans cet endroit dont la géographie semble s’inventer sous nos pieds. Pourtant quelle énigme plus fascinante que le Manuel des Éclaireurs ?
J’ai trouvé le mien à vingt-cinq ans. Tard, bien plus tard que la plupart des rares élus qui en possèdent un. Comme à chaque fois, il est arrivé dans ma vie sans rime ni raison. J’avais fait tomber l’une de mes plumes sous mon bureau. Lorsque je me suis baissé pour la ramasser, mes doigts se sont refermés sur la reliure. Le Manuel, déjà usé. Son titre écrit en gros caractères maladroits. Les pages si fines que j’ignore si je les ai toutes parcourues. De toutes façons, cela me serait inutile. La quasi-totalité des alphabets de l’ouvrage me sont inconnus. Seule une minuscule partie m’est accessible. Celle qui raconte ma Cité-État et ses environs. Comme tout le monde, j’ai testé la légende, en tentant d’égarer le grimoire. Je l’ai fait tomber du haut de la falaise aux corneilles, calciné dans la forge d’Anfred, et même, lors d’une mémorable soirée, noyé au fond d’une barrique de bière. En vain, bien entendu. Le lendemain, il était à nouveau posé sur mon bureau. Je ne l’ai pas pris comme une malédiction, à l’inverse des superstitieux qui passent leurs journées à la Cathédrale en demandant d’être délivrés du Grimoire Maudit. Le Manuel de l’Éclaireur est un mystère supplémentaire de notre cité mais, au moins, il ne fait de mal à qui que ce soit. Certains soirs je caresse le fantasme que ce voyage me permettra d’éclaircir au moins ce secret-là.
S’il faut en croire le volume, notre voyage à travers les plaines de Gründorf ne devrait pas prendre plus de cinq jours. À condition que les soucis matériels cessent de s’accumuler. Entre l’essieu cassé moins d’un jour après le départ, les vers dans les rations et l’épidémie de colique qui nous tord le ventre, nous découvrons les joies du monde extérieur. Je rature furieusement en esprit la tirade que j’ai déroulée devant le conseil, dans laquelle je proposais de me passer de guide jusqu’à l’Avant Poste du Parc Floral. Double stupidité. Nous nous sommes passés d’une aide précieuse et cela n’empêchera pas mes adversaires, s’ils le souhaitent, de dépêcher l’un de leurs agents là-bas. Une personne seule fera le trajet en moitié moins de temps que nous. À condition qu’elle survive. Elle survivra. Bertram aura envoyé quelqu’un qui connaît les routes et l’extérieur. Quelqu’un de la Guilde, peut-être. Depuis le départ, la Guilde m’obsède, c’est idiot mais ça ne s’arrête pas. Si ça se trouve, les histoires qu’on raconte à son sujet sont fondées. Peut-être n’avons-nous pas été assez vigilants. Peut-être les procès en série de l’année dernière ont-ils laissé filer quelques coupables, peut-être les exécutions publiques n’ont-elles pas suffisamment donné à réfléchir. Et Bertram serait tout à fait capable d’avoir eu quelque chose à voir là-dedans. Il a été l’Inquisiteur en chef, lors des enquêtes. Il n’aurait jamais laissé passer un atout pareil. Des agents entraînés dès leur plus jeune âge à l’infiltration, initiés à l’extérieur des Cités-États. Maintenant que j’y pense, cela expliquerait tellement de choses quant à son accession au pouvoir…
« Honoré ? »
Je sursaute. Hadrien se tient devant moi, deux mètres dix de déférence. Je lève l’oeil et remarque qu’il a profité de la halte pour passer son écharpe de commis de cuisine. Encore une fois.
« Le repas est prêt, Honoré.
– Merci Hadrien. Mais je croyais vous avoir déjà dit qu’il est inutile de s’embarrasser du protocole pendant le voyage. Attendez que nous soyions à l’Avant-Poste.
– Honoré, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je tiens beaucoup à suivre les règles. C’est encore ce qu’il y a de plus rassurant dans cet endroit… »
Le gaillard baisse la tête, pour cacher sa confusion. Évidemment. L’habitude, le talisman le plus efficace contre la frousse. Je souris et lui tends la main. Il me remet sur pieds comme s’il aidait un gosse de cinq ans. À sa suite, je traverse le bivouac qui semble désormais avoir toujours existé. Une certaine routine s’est mise en place et, où que nous nous arrêtions, le camp a toujours les mêmes allures. Cette fois-ci ne déroge pas à la règle : ma table a été dressée le plus loin possible des bêtes, en direction du soleil couchant. Je m’assois tandis que Flavia, l’une des plus jeunes Mains, dépose devant moi trois assiettes, légèrement moins garnies que les fois précédentes, manquant au passage de renverser l’une d’elles sur mes genoux. Ou les provisions commencent à diminuer, ou mes difficultés à reprendre mon souffle ont été remarquées.
« Des légumes séchés, un pâté en croute et du fromage, Honoré, souffle la jeune fille.
– Merci Flavia. Mais je suis borgne, pas aveugle.
– Honoré ? »
Je soupire.
« Rien. Merci beaucoup. »
La môme a un sourire ravi et retourne en trottinant vers l’intendance. Je hausse les épaules. J’ai déjà parlé plusieurs fois à ses parents. La vie civile conviendrait infiniment mieux à Flavia que la servitude. Je me suis heurté à un mur. Une énième histoire de famille qui a servi des magistrats depuis la nuit des temps, et qui continuera à le faire, au mépris des désirs de ses descendants. Comportement typique d’un citoyen d’Angstadt, il n’y a rien à faire. Je cesse d’y penser et attaque mon repas.
La mastication n’arrange pas ma migraine mais je dois reconnaître qu’Hadrien s’est surpassé. On sert pire pitance dans bien des auberges d’Angstadt. Comme à son habitude, le cuisinier traîne son immense carcasse autour de la table jusqu’à ce que je me retourne et lui adresse un signe de la main.
« Félicitations. Comme à d’habitude, c’était excellent.
– C’est trop d’honneur…
– Pas du tout. Demain, nous profiterons de la halte au Parc Floral pour nous ravitailler. Ça devrait rendre les choses plus facile en cuisine…
– Vous y êtes déjà allé, Honoré ?
– Au Parc Floral ? Une fois, il y a longtemps. J’accompagnais mes parents.
– À quoi faut-il s’attendre ? Je veux dire… Avec les collègues on s’interroge. On voudrait pas commettre d’impair…
– Ne vous en faites pas. Ça ressemble à la Cité en beaucoup plus petit, c’est tout. Pour le reste, faites comme d’habitude. »
Hadrien hoche la tête, peu convaincu, avant de débarrasser les couverts. Je me lève et m’étire, cherchant à combattre les habituelles courbatures. J’essaye de profiter de ce répit, et de graver dans ma mémoire ce moment où mes pires ennuis sont des raideurs dans les membres. Derrière moi, les premières notes de la Vespérale. Et quelques applaudissements. Les Écuyers se sont lancés dans une interprétation très libre de la danse, pour la plus grande joie de leur public. Un peu à l’écart, les plus âgés discutent, tandis que quelques lettrés lisent ou recopient le compte-rendu de la journée. Le soleil décroit et, la musique se meurt avec la . Cette nuit, ce sera encore une fois un sommeil sans rêve. Depuis le départ, je ne rêve plus. Ethel m’a dit d’en profiter.
La matinée du lendemain ressemble à toutes les autres. Le départ est laborieux. À chaque jour un problème différent. Cette fois-ci, les bêtes ont été mal enfermées dans l’enclôt de fortune et ont profité de notre sommeil pour se sauver. Pas bien loin heureusement. Flavia les retrouve en train de brouter paisiblement au sommet d’une colline. Après avoir perdu près de deux heures à les guider vers le camp et à les atteler, nous repLouisns la route. Le paysage change rapidement désormais, tandis que nous arpentons des sentiers harmonieusement délimités. Visiblement, le service de voirie de la région fait bien son travail. Étonnant, d’ailleurs, que nous n’ayions encore croisé personne. Le Parc Floral devrait être en vue d’ici la fin de la matinée. J’ai l’impression que je devrais dire quelque chose. Parce qu’un magistrat d’Angstadt a toujours quelque chose à dire, que ce soit pour l’inauguration d’un nouveau pont, une union ou une expédition folle au bout du monde connu. Je ralentis le pas. Une fois à la hauteur des Mains, je tourne la tête et croise le regard placide d’Octavia. Elle fera l’affaire. Octavia est polie, patiente et plus subtile qu’il n’y paraît. Une grande inspiration et je commence, la voix juste assez forte pour que tous comprennent que je m’adresse à chacun d’entre eux.
« Connaissez-vous les origines du Parc Floral, Octavia ? »
Le plus bref des sourires sur les lèvres. Elle a compris.
« Non, Honoré.
– Il aurait été érigé il y a près de trois cent ans par la bourgmestre Alexandrine en cadeau à l’une de ses favorites. Il s’agissait à l’origine d’un jardin dont l’emplacement, l’orientation et une armée de jardiniers permettait la croissances de plantes des plus exotiques. Une fois qu’Alexandrine s’est lassée de sa conquête, elle en a fait un lieu de recherches botaniques, ne serait-ce que pour justifier les coûts exorbitant d’entretien. Il a été rattaché à Gründorf lors de la dernière armistice, après le Grand Isolement. Il paraît que les négociations le concernant ont duré près d’un mois et demi et ont manqué de rallumer les flammes de la guerre. Ce que je comprends parfaitement. Vous verrez. C’est un endroit saisissant. Et qui nous permettra de prendre un peu de repos. »
Je termine mon allocution le souffle court. Je n’ai pas l’habitude de parler en marchant. Ou de jouer les Géographes. Je n’avais pas prévu ça : je vais bien finir par devoir en recruter un. Le Manuel ne peut se substituer à l’expérience de ceux qui bravent les traités sur lesquels reposent une paix chèrement acquise. Un problème de plus à traiter. J’en pose le parchemin dans un coin de ma table de travail mentale. La pile s’épaissit d’heure en heure.
Le soleil est à mi-course quand une rumeur commence à parcourir le convoi. Perdu dans mes pensées, je finis par comprendre ce qu’il se passe lorsque l’un des chevaux les plus peureux du convoi s’arrête et refuse catégoriquement de repartir. Autour de moi, les visages sont fermés, les sourcils froncés. J’avise Hadrien, qui marche à quelques pas, avec une remarquable régularité.
« Il y a un problème ?
– Vous ne sentez pas, Honoré ? »
Non, je ne sens pas. Depuis la première averse, au départ de notre expédition, mon nez s’est irrémédiablement bouché.
« Quoi ?
– Le brûlé. »
Comme en réponse à ce dernier mot, je distingue une volute grise s’élever au-dessus d’une colline. Je déglutis. Un peu trop fort.
« Quelqu’un qui se débarasse d’ordures, très certainement. »
Hadrien fait de son mieux pour ne pas me regarder avec commisération. Insensiblement, il allonge le pas. Lui et le reste de la caravane. Quelque chose est arrivé : l’attente est pire que la confrontation. C’est l’une des premières règles que l’on inculque aux Mains. Ne pas tergiverser, ne pas fuir. Faire face. Faire face quand le vase vous échappe et se brise, faire face quand le dîner est raté, faire face quand les Maîtres ont un accès de mauvaise humeur. Faire face quand l’Amok hulule à votre porte.
Faire face, enfin, lorsque, derrière la colline, s’étend le champ de cendres qui s’appelait le Parc Floral.
*
* *
Ce n’est qu’après plusieurs heures d’errance dans les décombres que nous découvrons la fosse. Julius a trébuché sur le sol meuble qui s’est écroulé sous son poids. Ses hurlements ne faiblissent plus depuis que nous l’avons extrait de l’amoncellement de crânes carbonisés. Je l’ai confié à mes deux Écuyers les plus robustes avant de poursuivre notre exploration. Le trou est peu profond mais creusé avec soin, au centre exact du Parc Floral. Avant d’être dérangés par la chute de Julius, les crânes formaient une pyramide parfaite. Une démangeaison à l’arrière de la nuque. Où ai-je déjà vu ça ?
« Et maintenant ? » demande une voix froide.
La question qui frémissait sur toutes les lèvres a fini par fuser. Hachée, branlante. Je ne sais pas qui l’a posée, peu importe. À nouveau ce sentiment poisseux de fatigue. Ça devait être pénible. Dangereux. Mais pas si compliqué. Pas pour tout. Je n’ai pas envie d’expliquer à mes gens pourquoi ils se trouvent plongés jusqu’aux chevilles dans un jardin de poussière grise, d’où ne dépassent pas même les vestiges d’un bâtiment. Pourquoi la première merveille de Gründorf n’est plus que cendres et crânes noircis. La pile des parchemins de problèmes à traiter s’écroule, dans l’étude de mon esprit.
« Qu’est-ce que tu croyais ? Tu crois vraiment que le conseil t’a laissé partir sur la vertu de ta seule éloquence ? Tu les croyais vraiment convaincu du danger ? L’Amok les terrifie, évidemment. Mais tu crois qu’ils voyaient en toi, le Magistrat Hans Brennan, leur sauveur ? Tout est lourd en-dehors d’Angstadt. Tout est laborieux. Et tu es le seul à avoir été assez vaniteux pour vouloir t’y confronter. »
« C’est un rituel. » reprend la voix, toujours la même.
Nous nous retournons d’un seul mouvement vers Flavia. La jeune fille se tient à l’extrême bord de la fosse. La tête légèrement penché sur le côté, elle considère le charnier avec un intérêt poli. Le même qu’on aurait pour un nid abandonné ou un arbuste en fleurs. Plus la moindre trace de gaucherie dans son attitude. Elle semble tout à fait à sa place. Les cendres n’ont même pas maculé son fichu blanc.
« Qu’est-ce que tu dis ?
– J’ai lu ça dans un livre d’Histoire, Honoré. La purification par le feu. Je ne sais plus pourquoi, mais il y a des gens qui devaient mourir. Ils étaient exécutés, leurs corps brûlés et les crânes disposés en… ça. »
Elle a un geste du menton vers la pile d’ossements. J’expire doucement la réponse :
« Pyramide.
– C’est ça. Pyramide. Comme avertissement Quand l’Archange est arrivée, elle a mis fin à ça. Ou alors c’est le contraire, je ne sais plus bien. (les traits de son visage se durcissent un peu plus) Je crois… Je crois que c’est dans la Loi. »
Spasme nerveux. C’est donc ça. Derrière moi, j’entends le grincement d’un coffre que l’on ouvre. Ils savent déjà, les quatre Gardiens. Je serre des poings moites. Et c’est d’une voix à peine tremblante que je demande à ce que l’on m’amène les bougies. Hadrien m’amène doucement à l’écart, comme un enfant. Je le suis sans résistance, je n’ai plus le droit d’opposer quoi que ce soit. Mes pieds foulent à nouveau l’herbe.
Autour de moi, des Mains s’activent. Le siège, les rouleaux, le candélabre. Au fond de l’unique chariot fermé, quelque chose bouge. La sueur s’amoncelle au creux de ma nuque et coule le long de ma colonne vertébrale. Mes jambes ne me portent plus, et lorsque le Fauteuil Légal est enfin dressé, je tente de m’asseoir sur le coussin de velours sans m’écrouler. J’inspire. Quelques cendres volent encore dans l’air et me touchent aux poumons. Une quinte de toux me plie en deux, jusqu’à ce que je sente deux doigts posés sur mes épaules. Ça sent l’humidité, l’encre et le talc. Et par-dessus tout l’urine. Le plus lentement possible, je tourne la tête.
Et je la vois. Cloîtrée dans sa geôle de bois roulant depuis le début du voyage, bardée de ses haillons, sans âge, sans sexe, sans regard. La Loi.
Qui m’adresse son sourire vide et putride, tandis qu’Hadrien glisse les rouleaux entre ses doigts usés. Elle les approche de son visage, à en effleurer les inestimables parchemins. Devant mes yeux, dansent les flammes au-dessus desquelles plane une épaisse fumée. Je porte les doigts à mes tempes, les presse légèrement tout en faisant le vide : la langue légale m’envahit les papilles, la bouche, le corps. Les caractères s’inscrivent sur la peau grasse. La colonisation commence, il n’y a plus de place. Hans Brennan n’existe plus.
Nous sommes l’Histoire. Nous sommes tout ce qui a été depuis le Chaos de l’Ezia Polaris. Nous sommes l’âge de l’Amok, le Père et l’Archange. Nous sommes le Verbe. La Loi récite et nous vivons. Nous sommes nés en même temps que vous, nous sommes infiniment anciens et nous nous renaissons à chacun de vos gestes. Au commencement était accès interdit, encore. Nous ne pouvons vous raconter que lorsque vos yeux s’ouvrent. Vous construirez près de l’eau. Les campements et la guerre des murs. Vous apprendrez l’art de la diplomatie. Le règne des deux sœurs et l’extraction de la première relique. La Ville Monde. La grande peste. Vous vivrez séparés par la brume. Le grand silence et l’âge du retour. Les épidémies. Vous serez purifié par le feu. Les premières grandes familles, les hiérarchies et la corruption. Nous sommes l’abus de pouvoir, les bûchers qui se dressent, chaque jour ou presque, construits par les luttes de pouvoir d’hommes en blanc, qui cachent le problème à la racine. Nous sommes le retour des ailes blanches et l’interdiction. Plus jamais tu ne brûleras de la chair.
« Ici ! »
Nous sommes l’Histoire, nous sommes à peine effleurées. Nous exigeons davantage, nous voulons tout. Nous leur devons tout. La place nous manque, il nous faut nous étendre. Il leur faut savoir, percer les Ténèbres. Nous sommes ce qui est nous sommes tellement plus : nous sommes les Lettres, le Sacré, le flux d’informations. Que le corps se dissolve, que le sol nous accueille et que tout retourne aux premières données. Alors seulement ils seront libres.
Mais le rire. Le rire surgit toujours, à la fin. Ce ne sera pas cette fois-ci non plus. Le glaive coupe et tranche. Le corps bascule au sol et nous retournons au Néant. Ne nous oublie pas, nous ne voulons que ton bien.
*
* *
Le goût de la bile n’a pas encore quitté mes lèvres lorsque je convoque Hadrien sous la tente où l’on m’a allongé. Il est pourvu des trois qualités que je recherche actuellement : une excellente mémoire, une absence totale d’imagination et un seau. Le colosse entre d’un pas trainant tandis que je lève péniblement la tête. Il n’est pas un seul endroit de mon corps qui ne me lance. Les courbatures mettront plusieurs semaines à s’estomper. Et il y aura les bleus aussi. Les foutus bleus, qui maculent les bras et les jambes.
« Vous vous sentez mieux, Honoré ?
– Pas de politesses, Hadrien, pas vous. Nous n’avons pas le temps. Qu’est-ce que j’ai dit ?
– Beaucoup de choses. »
Geste d’impatience. Je ne suis pas sûr de rester conscient bien longtemps, je n’ai pas le temps de rabrouer mon cuisinier.
« Au sujet des crânes.
– Vous avez dit que c’était un « dernier recours ». Que les inquisiteurs en avaient abusé, lorsqu’ils ont tenté de devenir les seuls gouvernants. Que la Parole de l’Archange avait été dévoyée. Et aussi que personne ne devait brûler le corps d’un semblable. Que c’était une abomination. Ensuite vous êtes tombé par terre. Et vous vous tordiez, vous deveniez… autre chose et ensuite il y a eu une Aurore sur votre visage – que l’Archange nous protège – et… »
Je secoue une main fébrile vers le seau de bois qu’Hadrien n’a pas encore lâché et vide ce qui me reste dans les entrailles. La plupart des magistrats s’habituent à la possession à la troisième ou quatrième fois. Je les envie. Je bascule à nouveau entre l’évanouissement et des crises de vomissements, tandis que des bribes de pensées tentent de surnager à la surface du malaise. Réfléchir, mettre le puzzle de l’Histoire en place. Un dernier recours. Qui que soit l’auteur – ou les auteurs – de ce massacre, ils ont pris la peine de suivre des rites perdus dans les brumes de l’Histoire. Et seul un Magistrat peut être au courant de cette cérémonie. Non. Non, garder l’esprit ouvert. Depuis le Grand Isolement, nous ignorons tout de ce qui se passe dans les autres contrées. D’autres méthodes d’exploration du passé peuvent avoir vu le jour.
Petit à petit, mon esprit s’ordonne, tout comme mon corps, et je parviens enfin à me redresser. Rassemblant toute l’autorité dont je suis encore capable, je sors de mon abri pour donner les ordres. Ou plutôt, donner à la seule décision possible les apparences d’un ordre. Nous poursuivrons jusqu’à Gründorf. Et nous camperons le plus loin possible du Parc Floral. Je ne fais pas à mes gens l’insulte de chercher un prétexte. Il ne me vient pas à l’esprit que quiconque souhaite rester un instant de plus en ces lieux.
Le plus difficile est de s’arracher physiquement à l’endroit. Le contourner prendrait trop de temps. Il faut subir le spectacle des bêtes peinant dans la cendre, détourner son regard de la fosse que personne n’a eu le courage de reboucher. Alors que nous parvenons à nous éloigner, je sens dans la poche intérieure de mon manteau une sensation de brûlure. Le Manuel des Éclaireurs semble frémir sous mes doigts. M’éloignant du reste du groupe, je le feuillette frénétiquement. Je ne me perds pas dans les lignes infinies, je sais exactement ce que je recherche.
Nous y voilà.
La description du Parc Floral s’est enrichie de quelques lignes. « En 1xxx, l’endroit est dévasté, devenant une nécropole de (la suite de la phrase est illisible), et deviendra par la suite connu sous le nom du Chant des Cendres. »
Le Chant des Cendres. Et un goût de brûlé aux papilles, la fumée continue à s’élever.
Le reste de l’après-midi s’écoule dans un silence pesant. La découverte du charnier n’en n’est pas la raison principale, je le sais parfaitement. Beaucoup viennent de vivre le spectacle de leur première possession, un rituel qui n’a habituellement lieu que derrière les portes du Palais de Justice ou sous le regard des Gardiens, qui ont été formés pour cela. Qu’il s’agisse d’un acte éminemment respectable ne diminue pas la violence de l’expérience. Autour de moi, la distance s’accroit, et le respect n’y est pour rien. Je pourrais le prendre avec détachement, si je savais ce qui nous attend. La destruction du Parc Floral a plongé le reste du voyage dans les brumes. Le Manuel des Éclaireurs est caduque, et je m’attends presque à ce que le sol finisse par se déliter sous nos pieds.
Il fait pire.
À l’horizon, un bosquet d’arbres malingres se dessine alors que la nuit entame son irrésistible conquête en direction de l’ouest. Les chevilles parlent : une morsure aiguë juste à l’articulation. Cette douleur-là interdit tout autre mouvement. C’est la mort du marcheur. Peu importe les cendres et la peur. Il est temps de se reposer, et ce sera là-bas. À défaut d’être vraiment à couvert, nous pourrons au moins nous abriter des intempéries. Nous pressons les bêtes fourbues et atteignons enfin les premières frondaisons.
Je m’apprête à signaler la fin de l’étape lorsque des cris affolés retentissent. Sous nos pieds, le sol tremble ; je lutte pour conserver l’équilibre. Un grondement insensé, suivi d’un grincement. La terre hurle, furieuse. Je me retourne et reste figé. À l’arrière de notre groupe, s’étend désormais, à perte de vue, une vaste muraille de métal grisâtre. Une armée de forgerons invisibles semble avoir bâti une prison en quelques instants. Derrière moi Hadrien pousse un juron et je me tourne à nouveau, presque résigné. L’obstacle s’étend désormais tout autour de nous.
« Qu’est-ce que c’est ? Honoré qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui nous arrive ? »
Flavia hurle désormais, la gorge prise par la terreur, avant de se précipiter sur l’obstacle, qu’elle frappe de ses poings débiles. Son père se précipite vers elle pour tenter de la calmer. Les autres domestiques n’ont pas bougé, mais je sais que tous attendent une explication.
J’aimerais répondre. J’aimerais répondre n’importe quoi. J’en suis incapable. Je sens à nouveau la nausée me monter à la gorge. Le mur est couvert de gravures, c’est un travail d’une exquise finition. À hauteur d’yeux, une fresque, représentant un groupe d’hommes affolés, fuyant l’un de leurs semblables. Il a la tête levé vers le ciel et semble hurler à la lune. Ou rire. Les souvenirs affluent, odeur de poudre et de sang. Mon orbite vide s’enflamme, et c’est à cet instant que je distingue une ombre dégringoler du haut de la palissade de métal et se précipiter vers nous.
La peur. Quelque chose de primitif, qui hurle au plus profond me saisit. Ma main brandit déjà le mousquet tandis que les Écuyers se ruent sur leurs lances. Un premier javelot file avec un sifflement aigu pour se planter dans un arbre. Un choc mat et puis à mes oreilles, le plus beau rire du monde.
J’arrête de respirer.
Elle est sur moi à présent. Elle est très grande, très blonde et très belle. Elle est toute en lames et en dents. Elle sent la cendre et le sang. Et déjà je sais. Tous, nous le savons. Le même cri, la même haine sort de toutes les poitrines.
« C’est toi ! »
C’est toi le Parc Floral. C’est toi les cendres, les crânes, la pyramide. C’est toi la mort. C’est toi la cérémonie, la bile, la peur qui nous tord le ventre. C’est toi, impardonnable, l’incertain.
La femme rit à nouveau. Un rugissement. Octavia se précipite sur elle, matraque à la main. Et se retrouve projetée en arrière. Loin. Elle heurte le fer qui résonne. Puis un coup de feu. Mon coup de feu. J’ai tiré à bout portant. Sans me rendre compte que, déjà, une main me broie le poignet, que j’ai tiré en l’air. Mais ce n’est pas une main. Une main n’emprisonne pas dans la roche, une main ne vous enflamme pas jusqu’à l’épaule, une main ne fait pas hurler de la sorte. Je tombe à genoux. Des yeux très bleus s’approchent de mon visage tandis que je me débats, puisque c’est tout ce qu’il me reste
« Alors voyons. Est-ce que je t’aurais laissé filer ? »
La femme me relève de force et me traîne, serré contre elle, dans un coin de notre geôle. Je relève la tête, hébété. Je ne reconnais plus aucun des visages autour de nous. Les mâchoires se sont allongées, les regards s’envaguent. C’est laid, la peur et la colère mêlées. Elle s’en fiche. Elle fourre son nez au creux de mon épaule et prend une large inspiration.
« Non. Toi tu es… Oh ! Non ! C’est pas vrai ? C’est toi ! C’est vraiment toi ! »
Je m’écroule au sol tandis qu’elle relâche sa prise. L’espace de quelques secondes il n’y a plus rien que le silence. Celui d’après un réveil en sursaut. Et puis un cri, bref. Pas trop fort. Le bruit de quelque chose d’inanimé qui tombe dans l’herbe. Flavia bascule. Le sang s’écoule de sa gorge et de son poignet gauche. Coupés net.
La femme réapparaît à mes côtés. Elle se passe distraitement une main dans les cheveux. Celle de Flavia. Nouveaux hurlements de désespoir et de rage.
« Sorcière ! »
Cette fois, Hadrien a avancé dans les ombres et l’a prise au dépourvu. La lance pointe avec une précision mortelle, une puissance fatale vers l’abdomen. Et s’enfonce dans un nuage de brume. Le membre coupé de la fillette roule dans l’herbe, tandis que la paroi de fer ondoie dans l’air du soir avant de disparaître. Quelque chose bat des ailes à mes oreilles
– Le code de la capsule est vingt-trois cinquant-neuf.
et une corneille prend son essor dans un coassement moqueur.
Silence.
Nous ne sommes plus que quatorze. Quatorze et un cadavre d’enfant.
J’ai mal à la tête.
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