Chapitre 1 : Ezia Polaris

 

Elle inspire ; et c’est un grand moment de bonheur. Parce que c’est le soir : sous la Voûte, les lampes viennent de passer au bleuté. Parce que son ombre se déplace avec une merveilleuse fluidité. Parce que sa cape grise lui va bien.

Parce que ce soir, elle va lire.

Elle replace la plaque de tôle brune avec soin, verrouille le vieux cadenas, qu’elle caresse du bout des doigts. Elle l’a acheté il y a un mois ; elle en est très fière. À lui seul, il doit valoir trois fois ce que renferme le studio.

« On y va. »

Dans la rue, les bruits habituels de dixième battement. Les cris des parents. Faire rentrer les mômes avant la prochaine patrouille, barricader tous les accès. Ou se faufiler dehors avec un grand rire bête et courir jusqu’au bar de nuit. On fait ça, quand on veut se convaincre qu’on n’a pas peur. Ce soir, tout ça ne la concerne pas : elle ne ralentit pas. Quitte les sentiers bétonnés du bloc résidentiel, tourne sur la voie principale et débouche sur la grand-place. Là où ça sent le grouillement humain et aussi un peu l’urine.

C’est l’heure du rangement. Autour des stands à demi démontés, les camelots replient leurs étals et récupèrent les invendus. Des formes près du chantier. Grises. Les doigts qui crochent ; les pupilles qui fouaillent ; peut-être, l’un des marchands laissera tomber quelque chose. Elles s’y prennent mal, les formes. Elles ne devraient pas s’approcher autant, pas maintenant. Elle, elle le sait, elle l’a fait aussi. Le truc, c’est de bouger en même temps que les vendeurs. Quand ils chargent un sac dans les camions. C’est là qu’il faut agir. Ils sont tellement occupés à ne pas basculer, à pester contre le poids : ils font moins attention. Le truc : il faut rester en pé-ri-phé-rie. On lui a appris ce que c’est, la périphérie, à quel point c’est important. Là, les ombres n’ont aucune chance. Et puis, la garde veille. Plus vigilante qu’il y a dix ans. Plus discrète aussi. Périphérie. Négligence. Trop tard. Cette fois c’est pour elle.

« Tout va bien, madame ? »

Sursaut. Une main lui enserre le bras. Ça pèse. Elle lève la tête et croise la visière d’un casque bosselé. Elle ne voit pas les yeux, elle les devine sans méchanceté. Mais l’étreinte ne se déserre pas. Ce doit être à cause de la cape. On n’en voit plus des comme ça.

« Parfaitement bien, merci.
– Vous devriez éviter de sortir seule à une heure pareille.
– Je sais. Mais ne vous inquiétez pas. Tout va bien, garde. »

Garde. Garde ? Vraiment ? Personne ne dit ça. Jamais. Personne ne parle plus comme ça. Erreur. Elle sent. À l’arrière du crâne. Le doute qui prend naissance. Traverse les tempes. Descend. Le cou, l’épaule. Le bras. C’est trop tard. Il la retient un peu, juste un peu trop fort maintenant. Il va y avoir les questions. L’interrogatoire au cas où. La caserne de l’Observatoire. S’en tirer, c’est possible, mais trop long. Compliqué. Alors elle décide qu’elle va être paresseuse et que ce doit être grave. Lentement elle se déporte sur le côté. Pas de violence. Il faut lui faire croire que ça vient de lui. Un pas, un autre. Comme une danse. S’éloigner des néons, du bleu nuit. Se rapprocher un tout petit peu de la ruelle sur sa droite. Prendre de l’élan.

Elle l’a.

Ce serait bien que ça se passe comme dans les histoires qu’il y aura tout à l’heure. Un mouvement souple, un éclair dans le noir. Et puis plus rien. Même pas un cri. Mais ça ne sert à rien de regretter. Il faut faire.

Le corps bascule sur le côté, lourd. Il y a un grognement. Le couple s’engouffre dans la minuscule impasse ; ça sent le ciment frais et la violence à venir. Un choc. La tête a heurté le méchant mur gris. Le garde recule, titube. Elle se ramasse. Saute. À la gorge. C’est juste un vigile, son casque n’est là que pour le protéger des accidents. Pas des tueurs. Il y a des ouvertures partout.
Il la repousse d’un coup d’épaule et se précipite sur elle. Il n’a pas pensé à crier. Elle est trop mince, trop noire. Elle ne fait pas peur comme ça. C’est pour ça qu’elle réussit, en général. Elle roule sur le côté. Esquive la charge, se redresse. Elle recommence. À la gorge à nouveau, il n’y a que comme ça qu’elle sait faire. Cette fois, il passe à l’attaque. Il aurait aimé en finir vite, il n’aurait pas dû. La matraque est bien trop lente. Et ne peut plus défendre la chair à nu. Un saut, elle s’accroche. Se suspend noue les doigts. Et enfonce ses dents. Là où l’air passe. Parce que maintenant il va vouloir crier mais il ne faut pas. Elle mord plus fort. Il paraît que certains se liment les dents en pointe. C’est débile. Ça s’enfonce mieux, oui, mais après, pour tenir, tu fais comment ?

Il se débat. Il a lâché la matraque, ses bras font de grands moulinets et la heurtent plusieurs fois. Ça ne fait rien. Elle est lovée dans son coin, en petit animal. Il ne la délogera plus. Elle mâche, crache, enfonce à nouveau. Essaye de ne pas sentir le goût. Il y a des bruits humides au creux de son oreille. Toujours les bruits humides. C’est le prélude au reste. Parce qu’il va falloir : tout le reste. Le corps qui bascule. Les derniers soubresauts, qu’on calme à grands coups de pieds dans les tempes. Les affaires dans l’incinérateur. Surtout ne rien garder, même si c’est tentant. Le visage. Il y a des restes de parpaings à côté, ça devrait aller. Mais il va falloir se dépêcher. Même si c’est déjà fini, elle tente de le lui expliquer, il a le droit de savoir, après tout, pourquoi son histoire à lui se termine ici. Les mâchoire serrées c’est impossible, mais elle parle quand même. Avec la gorge. Peut-être que ça résonnera, peut-être qu’il entendra les mots

« Je dois y être tu sais. Ce soir il parle d’Ezia Polaris. »

 

*
*       *

 

« Capitaine ! Capitaine. Capitaine capitaine ! On se lève ! »

La voix suraiguë réussissait l’exploit de couvrir la sonnerie stridente du réveil. Ce qui n’était pas pour apaiser la migraine qui martelait les tempes d’Atis depuis qu’il avait ouvert les yeux. Au-dessus de lui, l’écran, en chiffres verts : cinq heures douze. Douze minutes de retard. Une amélioration de son record personnel. Sous ses yeux, un bras s’agitait, cherchant à atteindre l’écran qui tenait lieu de tête de lit. Il lui fallut quelques instants pour se rappeler que ce bras s’agitait sous les ordres de son cerveau. Après s’y être pris à trois fois, il parvint à désactiver l’infernale machine. Une nuisance sonore en moins. À présent gérer l’autre. Déglutir. Essayer de former les mots, les uns après les autres. Dans l’ordre, surtout dans l’ordre. Coassement rauque :

« Reinhilde. Moi aussi je suis content de te parler de si bon matin. Par contre, tu seras bien urbaine de baisser d’un ton. Il va falloir être indulgente avec moi aujourd’hui.
– D’accord. Vous allez vraiment nous faire le coup de la gueule de bois ?
– Tu sais quoi ? Oui. Oui je pense que je vous fais le coup de la gueule de bois. Je pense qu’une fois en trois ans, ça n’est pas passible de cours martiale.
– Il n’y a plus de cours martiale.
– Raison de plus.
– Maya vous suggère de passer par la douche avant de nous rejoindre sur le pont. »

Il fallut encore cinq bonnes minutes à Atis pour s’extraire de sa couchette et dix autres pour adopter une apparence qui se rapprochât un tant soit peu de l’image que l’on pouvait se faire d’un Capitaine de vaisseau. Quand les portes du centre du pilotage s’ouvrirent, quatre paires d’yeux se braquèrent sur lui. Quatre messages différents. Atis décida qu’il était télépathe.

Un : Reinhilde. Je vais vous ouvrir la cage thoracique avec les dents et vous enrouler le gros intestin autour du cou. Ensuite on se remettra au travail.

Deux : Lugh. Comment allez-vous Capitaine ? Je vous ai préparé une tasse de café (parce que ça sent le café). Et un reste du gâteau d’hier.

Trois : Maya. Les coordonnées sont exactes. Le capitaine est sur le pont. Vérification des tâches à accomplir : entretien du poste de commande auxiliaire. Je me demande pourquoi ils parlent encore. Cette console commence à vieillir, il faut que je passe à l’entrepôt.

Quatre : Faris. Rien. Parce qu’on ne sait jamais ce que pense Faris. Un sourire et retour à son éternelle prise de notes. « Pour l’article le plus long du monde. » Aujourd’hui encore, Atis lui demandera pour quel journal il travaille. Aujourd’hui encore, la rebuffade de Faris sera différente. Et drôle.

Et.

« Bonjour Capitaine.
– Ezia. Dame de mes pensées…
– Vous voulez vous faire pardonner votre réveil tardif ?
– Absolument pas. J’ai rêvé de toi cette nuit.
– Intéressant. Est-ce que notre officier médical peut me dire si c’est un effet du onzième ou du douzième verre ? »

Lugh émit le renâclement que le reste de l’équipage avait appris à traduire comme un rire en tendant à son capitaine un gobelet fumant. Le café était plus amer encore qu’à l’accoutumée. Atis décida que l’officier scientifique avait fait une erreur de dosage.

« Il va vous paraître plus amer que d’habitude. Je n’ai pas fait d’erreur de dosage. C’est le reste de votre cuite d’hier. »

Inspiration. Un peu trop longue. Personne ne voulut comprendre. Reinhilde agita la main vers la console principale qui émettait une agaçante lueur orange.
« Capitaine si vous avez récupéré, pourriez-vous jeter un coup d’oeil sur le journal de bord ? On a dû légèrement infléchir le cap pendant que vous dormiez. Quelques champs d’astéroïdes et un nuage de radiations qui n’a pas plu à Ezia.
– Personnellement ça ne m’aurait pas dérangée. Mais j’aimerais vous éviter une leucémie précoce…
– Oh, joli ! Leucémie et précoce dans la même phrase, tu tiens vraiment à…
– Vous allez la fermer ? »

Le gobelet alla s’écraser contre une armoire, manquant de très peu Faris, qui n’eut pas un geste. Un silence de mort écrasa le poste de pilotage. La machine reprit ses droits. Plus un seul son humain dans l’habitacle. Ce qui sembla décupler la fureur d’Atis.

« Le Capitaine a trop bu, le Capitaine est sympa ! On chambre le Capitaine ! Le Capitaine exige d’être obéi ! Combien de fois on en a parlé ? »

Derrière les mâchoires une volupté, qui augmentait à chaque hurlement. Les choses apparaissaient désormais avec une clarté merveilleuse. Comme la pile de documents, balayée d’un large mouvement du bras.

« Du coup, le bordel ! Le bordel le bordel ! On avait dit plus de papier ! Les ressources ! »

Quatre paires d’yeux. Désormais vissées au sol, tandis que les corps s’étaient raidis. C’était bon. Atis se permit quelques bouffées d’oxygène qui soulevèrent sa poitrine. Lentement, les éclairs sous ses paupières se mirent à refluer.

« Le journal de bord, je m’en occupe à Repère quatre, ça n’a pas changé. Le reste du temps, j’ai un équipage pour ça. Un équipage qui bosse bien. Et qui doit apprendre à se taire. On est d’accord ? »

Les petits mouvements de tête de Lugh avaient quelque chose de profondément satisfaisant. Le Capitaine avança de quelques pas, au centre de la pièce avant de s’étirer de tous ses membres. Une série de craquements emplit l’habitacle tandis que, un à un, Maya et puis Reinhilde et puis Lugh et puis Faris – Faris en dernier – quittaient leur immobilité. Leurs gestes étaient plus empesés. Plus précis aussi. La journée pouvait commencer.

 

« Vous vous êtes encore emporté. »
Cette fois il n’y couperait pas, il allait devoir parler. Et Ezia avait raison d’amener le sujet maintenant : c’était le bon moment. L’itinéraire du vaisseau avait été redéfini, le cap stabilisé. Atis était isolé. Personne ne le dérangerait pendant le moment privilégié que les concepteurs de la mission avaient affublés du néologisme douteux de recentration. Une armada d’experts, de psychologues et de proches s’étaient réunis pour déterminer quel travail, dans le vaisseau, serait à même d’apporter le plus de plaisir à chacun de ses occupants. Un objectif : réaligner le mental de chacun aussi longtemps que nécessaire. Pour Atis, les délibérations n’avaient pas duré plus de deux jours : on lui avait affecté la surveillance de l’aile biologique, département végétal. Sur le moment, il n’avait pas compris. Le jeune homme n’avait aucune formation en sciences naturelles. On lui avait expliqué que ça n’était pas grave. Ensuite il avait reçu quelques connaissances. Uniquement du pratique. Peu importait que cette plante – qui n’avait pas de nom, de toutes façons – ait besoin d’être taillée du fait de la saison, de son cycle de vie ou pour l’esthétique. C’était maintenant. Et ça lui plaisait. Il était le meilleur dans ce domaine, plusieurs coudées au-dessus de Lugh. Régler la chaleur, l’humidité, sentir les fines particules de terre lui pénétrer aux narines, goûter le léger malaise qui marquait l’équilibre de l’ensemble.

Le pouls régulier.

« Vous vous êtes encore emporté.
– J’ai entendu.
– Je sais.
– C’est un reproche ?
– Je ne sais pas. Ça vous arrive plus souvent que d’habitude, ces temps-ci. »

Atis se baissa. Quelques feuilles mortes jonchaient le sentier. À cet endroit, ce n’était pas normal. Il examina les plates-bandes à la recherche du problème.

« Tu penses que je devrais aller m’excuser.
– Pensez-vous que vous devez aller vous excuser ?
– Oui. Ça ne nuirait pas à mon autorité. Au contraire. Ça montrerait que je reconnais mes erreurs. Que je n’ai pas besoin de m’enfermer dans un rôle.
– Mais ?
– Mais je n’ai pas envie de les voir me sourire comme des idiots quand je leur expliquerai que je suis désolé, que j’ai réagi comme un con, que je ne devrais pas boire comme ça, alors que je recommencerai à la première occasion ; je ne me suis jamais fait prendre jusque là.
– Et c’est grave ? »

À l’ombre d’un conifère gigantesque, un arbuste aux branches torturées peinait à atteindre l’éclairage artificiel.

« Ce truc me bouffe. Doucement.
– On ne parle pas que de l’arbre, évidemment.
– Évidemment.
– J’aime beaucoup quand vous faites ça.
– Quoi ?
– Égarer vos réflexions. Tenter de les faire dévier sur une autre voie. C’est terriblement difficile à suivre. Plus que pour un être humain.
– Oui, on en avait déjà parlé. La souffrance.
– J’aime beaucoup.
– Personne n’aime souffrir.
– Mais tout le monde aime courir le risque. C’est ce que vous m’avez dit non ?
– Non, ce n’est pas moi.
– Bizarre. En tout cas c’est quelqu’un avec qui j’ai beaucoup dû discuter. C’est enfoui très profond. »

Silence. Atis saisit le sécateur suspendu à sa ceinture et s’activa un moment, libérant l’arbuste de la prison de ses congénères. Le tronc amaigri par l’ombre apparu en pleine lumière. Par endroit, l’écorce pelait, laissant le bois jauni à nu. Il devait être visqueux au toucher. Il ressemblait à un cadeau qu’on avait fait à ses parents, plusieurs dizaines d’années auparavant. Un anniversaire de mariage, quelque chose du genre. Contre toute attente, la chose avait pris. Un peu de terreau acheté à prix d’or, un vague éclairage disposé n’importe comment. À l’arrière du jardin, visible à travers la grande porte vitrée du salon. Les regards se posaient sur le bout de bois qui parvenaient à verdoyer à intervalles réguliers. Un peu de dégoût, beaucoup d’envie. Au début, il manquait à Atis les codes pour l’envie. Du coup, il avait passé plusieurs années à traverser le salon à toute vitesse, pour éviter le truc. Si ça se trouve, il survivait encore. Et des invités continuaient à l’observer du coin de l’oeil en terminant leur verre.

« Vous me raconterez ?
– Quoi ?
– Le souvenir avec un arbre.
– Comment tu sais ? »
Automatisme. Convention. Elle ne répondit pas, d’ailleurs ; elle savait. Personne ne les comprenait comme Ezia. C’était nécessaire. Mais parfois, ça fatiguait.

« Je vais aller m’excuser.
– Ça ne me fera pas plaisir, hein.
– À moi non plus.
– Donc on sera deux à faire la gueule.
– D’accord, d’accord, ça me fera plaisir. Je les adore, ces idiots. Je n’ai jamais vécu aussi longtemps avec quiconque. C’est juste que… J’aimerais qu’ils fassent preuve à mon égard de la moitié de l’indulgence que je leur montre.
– Ça veut dire quoi ? »

Le Capitaine de l’Ezia Polaris se mit à tourner sur lui-même, en écartant légèrement les bras.

« Je suis au courant, tu sais. Peut-être pas d’autant de choses que toi, mais quand même. Je sais que Faris se lève après le couvre-feu et se balade en zone interdite. Que Lugh n’est pas à jour dans ses rapports. Je ne parle même pas des travaux bizarre de Reinhilde dans l’atelier. Je laisse faire. Parce que si j’intervenais à chaque fois, ce serait invivable.
– Et vous avez l’impression de devoir être parfait.
– C’est mon rôle pas vrai ?
– Je ne sais pas. Je suis juste un peu jalouse. Ils comptent tellement pour vous que vous perdez votre calme. Pour moi jamais.
– C’est parce que toi tu es parfaite. Réellement.
– Et ça ne me donne pas le droit à une petite récompense ?
– Je réparerai la routine qui déconne depuis la semaine dernière, ça te va ?
– Oh Capitaine, réparez-moi la routine ! »

Ezia partit de son rire grotesque. À tout hasard, Atis posa un regard affligé sur un interrupteur, avant de se joindre à l’hilarité de la machine.

« Bien joué. Tu as presque réussi à me retransformer en un être humain civilisé.
– À votre service Capitaine. Et maintenant que je peux vous parler sans risque de me faire arracher les circuits, je vous préviens que votre pause est terminé depuis près de dix minutes.
– J’y repars. Merci Ezia. »
Atis rejoignait l’alcôve de rangement quand un choc violent lui fit perdre l’équilibre. Ce qui constituait le sol quelques secondes plus tôt se trouvait désormais à sa gauche. D’instinct, il se replia. Position de sécurité. La voix de Maya retentissait dans l’interphone.

« Perte du cap et de l’assiette. Aucun dommage. Que tout le monde s’accroche. Reinhilde et Maya stabilisent le vaisseau. »

Une pluie de métal s’abattait dans le pavillon. Atis n’avait pas eu le temps de sécuriser les outils qui dégringolaient désormais ici et là.

« Ezia, va les aider !
– Pas besoin.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Rien du tout. Je suis désolée, je me suis emportée. Nous sommes en vue d’une autre planète compatible. L’Ezia Polaris est en approche. »

Le jeune homme sentit l’adrénaline affluer. Dès que la pièce eut cessé de trembler, il se précipita vers la nacelle la plus proche et programma, fébrile, le trajet vers le centre de pilotage. Quand il franchit la porte, les yeux acier de Reinhilde se tournèrent vers lui :

« Ça va mieux ? »

Cette fois-ci, Atis accepta le reproche sans broncher.

« Beaucoup. Je te prie d’accepter mes excuses. Et de me montrer ce qu’on a à l’écran.
– C’était sur notre route depuis un moment. Mais il faut croire qu’Ezia aime nous faire des surprises.
– Vu l’état de nerfs de l’équipage, j’ai préféré attendre. Ça ne changeait rien, de toutes façons. »

Le Capitaine eut un geste de la main, interrompant la conversation. Dans le vaste fauteuil à sa droite, Maya se pencha sur la console principale, effleurant l’une des surfaces qui scintillaient doucement devant elle. Une image se matérialisa au milieu de la salle.
« Tu es certaine que ça pourra marcher ici, Ezia ?
– Tous les facteurs concordent en tout cas. »

Reinhilde eut un sourire de gosse.

« On va y arriver, promis. Faut juste que la Terre tienne encore un petit peu. »

 

*
*       *

 

La salle du conseil bruisse d’une discrète approbation. Dans toute autre circonstance, ils auraient éclaté en applaudissements. Mais là, ce serait insupportable d’obscénité. On se contente de hocher la tête avec satisfaction, solennité aussi. Même les opposants au vote se joignent au reste de l’assemblée, après un discret haussement d’épaules. Avant que les bavardages ne puissent se répandrele Très Honoré étend les bras. La séance est levée. Il ne faut que quelques instants pour que les lieux se vident de leurs occupants et que la salle regagne une température supportable.

Alors il n’y a plus que moi. Moi et mes notes à la main, mes auréoles sous les aisselles. Moi et la langue pâteuse de syllabes trop longues. Moi lourd de la quasi-unanimité. Et :

« Prenez le temps qu’il faut. Les huissiers fermeront derrière vous.
– Très Honoré…
– Plus maintenant. J’ai levé la séance.
– Bertram. J’ai été comment ?
– Vous avez obtenu le vote. Que voulez-vous de plus ?
– C’était couru d’avance. Tout le monde est terrifié, que ce soit moi ou un autre, ils auraient accepté. Les opposants étaient juste là pour se montrer. Mais comment j’ai été personnellement ? Est-ce que vous avez été convaincu ? »

Derrière les verres épais, le regard change. Et tout à coup je me souviens de qui j’ai affaire. Bertram, dont j’ai usurpé la place, par une manœuvre à peine moins sale que la sienne aux dernières assises. Mon enthousiasme se réduit à une gêne de môme. Les mots se bousculent au coin de la gorge et fondent devant les iris verdâtres posés sur moi. Je plie le vélin hors de prix en quatre, l’enfourne dans ma poche, et tourne les talons. Je tente d’ignorer que l’arbitre de cette audience, mon pire ennemi politique, n’a pas bougé d’un pouce et calcule sûrement comment il va pouvoir utiliser la faiblesse dont j’ai fait preuve. Une phrase assassine lancée, l’air de rien à l’un des bourgmestres ? Un discours quant à mes hésitations dès que l’expédition sera partie ? Ne pas y penser. Je ne peux me permettre de dissiper mes forces pour le moment. Mes pas, médiocres, grincent sur le parquet poli. Leur bruit se répercute le long des colonnes, sous les arcades et les balcons. Ils giflent la statue ailée. Je refuse de voir le ridicule de mon triomphe. Je suis dehors.

Sur le ponton du palais de justice, le vent tiède. Un peu sucré, ce soir il vient du lac. L’assemblée des dirigeants ne s’est pas encore dispersée. Quelques sourires de convenance se tournent en ma direction, j’y réponds par un hochement de tête. Rester poli, rester digne, jusqu’au départ.Un visage violemment peinturluré se tourne vers moi. Merci, merci, psalmodie silencieusement la bourgmestre Antoinette en déformant exagérément les lèvres écarlate. Si je reste trop longtemps elle va finir par se détacher de ses adjoints et venir me parler. Ça sentira le fard et les peintures,je n’en suis pas capable. J’espère que mon haussement d’épaules traduit le « Navré, mais je dois désormais aller planifier l’expédition pour laquelle vous venez de m’accorder les pleins pouvoirs. » que je ne souhaite pas prononcer et poursuis mon trajet en direction de la terre ferme. J’ai besoin de stabilité, j’ai besoin des arbres. Le Gué. Les bâtiments se serrent les uns contre les autres, là où bruissent les feuilles. Murs miteux. Mitoyens. Ceux qui habitent ces quartiers, les indépendants, n’ont pas assisté à mon discours. Trop de travail.Je remonte la voie pavée, les passants se font rares : le couvre-feu commence d’ici peu. Je ne pensais pas qu’il serait si rapidement adopté ; nous n’avons eu à réprimer que deux manifestations. Qui n’ont données lieux qu’à une seule condamnation. Une semaine et déjà l’état d’urgence fait partie de l’air que respirent les habitants d’Angstadt. Il ne vient plus à l’esprit de quiconque de rejoindre le Bosquet lorsque les ombres s’allongent. Ce soir, je dérogerai à la règle tacite. J’en ai besoin. J’y ai le droit. Il ne me reste plus qu’à traverser la Rue du Harpiste avant de gagner les faubourgs de la Cité.

Je laisse les dernières maisons sur mon sillage. Je suis presque arrivé, presque inaccessible quand un cri déchire l’air.

« Amok ! Amok ! »

Immédiatement, l’appel d’airain de l’alarme. Et la rumeur des armes. Raclement du métal et de la pierre, grognement de l’argent.
Je baisse les yeux. Mes doigts se sont refermés de leur propre initiative sur le mousquet suspendu à ma ceinture. Ils attendent. Ce soir. Ce soir encore. Se battre. Avec ce corps qui peine à se déplacer. La transpiration sur la crosse, les balles qui sifflent. Les cris. Et le sang, évidemment.

Je suis si fatigué.

« Amok ! Amok ! »

C’est plus près à présent. C’est pour moi. Ça ne m’étonne même pas. Ni la malchance, ni même la peur. J’essaye de maîtriser le tremblement qui s’est emparé de mes épaules. Je pourrais avoir besoin de viser juste. Gonfler le ventre – un peu plus – laisser entrer l’air. Expirer.

Je n’ai pas le temps de recommencer. Une silhouette toute en terreur émerge d’un buisson. Les cheveux échevelés, les bras qui fouaillent l’air. En quelques enjambées, elle m’a dépassé, hurlant à n’en plus finir. Et derrière elle.

« Amok ! Amok ! »

Ce doit être un beau garçon. Il l’est encore en fait, mince, avec ses membres d’animal sauvage et son œil – l’autre est caché par une épaisse mèche de cheveux blond sale – qui roule, écarlate, dans son orbite. Ses jambes, parfois aidées d’une pression des paumes, dévorent l’espace. Et le rire, toujours le même, quelle que soit la victime : sans respiration ni trêve. Odeur de sueur. J’ai le bras gourd. Et maladroit. Tellement las. Est-ce pour ça que j’ai parlé, deux heures durant, sous les arabesques insensées du palais de justice ? Je ne suis même plus capable de me souvenir. Je veux juste en finir avec cette scène grotesque. Je presse la gâchette.

Le vilain petit projectile siffle dans l’air du soir et fait mouche. J’aurais préféré rater, je n’ai touché que l’épaule. Rien pour l’Amok, rien qu’une provocation. C’est à peine si le sang se donne la peine de couler.

Et avec la lenteur des mauvais rêves, le garçon se retourne. Parce que ne ce n’est pas une chose à faire, je croise son regard. Pour vérifier. Ça marche à chaque fois. Ce qui me terrifie, ce ne sont pas les vaisseaux sanguins qui éclatent l’un après l’autre et souillent le blanc. Pas plus que la langue qui passe et repasse sur les lèvres ou les premières marques sombres qui parcourent la la peau.

Ce qui me terrifie, c’est la tranquille certitude qui gît en ce corps. L’Amok sait qu’il n’y a plus rien derrière lui. L’Amok est arrivé au bout de tous les corridors, de chaque passage. Inéluctable.

« Tu devrais t’enfuir. Les autres arrivent. »

À chaque fois, à chaque fois je leur parle. On me l’a reproché. Je n’y peux rien. C’est ça ou me pisser dessus je pense. Le garçon recule de quelques pas. C’est pas qu’il a compris hein. Il prend juste son élan. Je continue et l’emphase que j’ai déployé plus tôt dans la journée continue de coller à mes paroles.

« Ne fais pas ça. Je suis armé, tu l’as senti, je peux te tuer. Si ça n’est pas moi ce sera les autres ; rappelle-toi tu es quelqu’un tu as un nom, tu n’es pas ces marques »

Il a bondi. À la verticale. Et moi, crétin, je regarde autour de moi. Hébété.

Alors quand il me retombe dessus, sur la poitrine, forcément, je hurle. En plus il mord. Il griffe, fort. Je crois qu’il aimerait m’enfoncer ses dents dans le cou. Il ne peut pas, à cause du col et après, du double menton. Alors il cherche plus haut, il a les doigts qui fouaillent, qui me rentrent dans les narines pendant que je me débats. Je sens que d’autres sont arrivés, se mettent en joue. Mais ils n’osent pas tirer, ou même s’avancer. Si Bertram est là – il est là, forcément – à quoi pense-t-il ? Combien de temps avant qu’il ne donne l’ordre ? Que nous tombions, le garçon et moi, transpercés, foudroyés l’un et l’autre par l’Amok ? Un martyr offert à la cause. Mais l’expédition est présente dans tous les esprits. Déjà elle me protège, je dois mettre ces précieuses secondes à profit.

Je me laisse tomber à terre. De tout mon poids, de toute ma masse. L’étreinte se relâche à peine. Les mains en griffes se remettent à ramper et trouvent une prise. Et quelque chose de toute sa force, de tout son rire écorche. Perce. Douleur incandescente.

Je hurle plus fort qu’il ne rit, désormais. La moitié de mon champ de vision s’est évanouie. Pour toujours c’est pour toujours. N’y pense pas. Pense à la force que te donne la blesseure, redresse, redresse toi. J’ai encore un œil. Un œil qui discerne, passé les cheveux flous, passé le regard fou, juste à droite, un large tronc d’arbre. Je cours. Je cours plus vite que je n’ai jamais couru.

Impact.

Le choc me projette en arrière. Seul désormais. Et une déflagration retentit. Répétée à l’infini. Devant moi, quelque chose se tord, en danse de mort. Même une fois que le bruit, assourdissant, s’est tû. Une pauvre chose ensanglantée se referme sur mon poignet et cherche à me griffer. J’aimerais, avant de basculer dans l’inconscience, croiser une dernière fois son œil unique. Le figer dans le mien. Peut-être alors, que je comprendrais.

 

« Et vous êtes sûre ? Je n’ai besoin de rien d’autre ?
– Ne vous en faites pas. La blessure était propre. Vous allez juste devoir vous habituer. Votre façon de voir les choses est un peu modifiée. Vous allez trébucher, vous serez plus maladroit. Il faudra que vos gens soient attentifs à ça. Surtout pendant l’expédition. Mais ça ne durera pas, hein. Très vite vous compenserez. J’ai connu une tisserande, qui était borgne. C’est elle qui a fait la tapisserie qui est accrochée chez le cordonnier. La rouge, avec les femmes-renards. Vous ne verrez pas plus bel ouvrage, même à l’Hôtel de Ville. Comme quoi, c’est bien la peine de payer des sommes folles à des artisans mandatés par le conseil. Sauf votre respect, bien sûr. »

Ethel parle. Beaucoup, tout le temps. C’est pour ça que les malades l’aiment autant. Et elle ne peut pas faire une seule chose à la fois. Depuis qu’elle a commencé à parler, elle s’affaire sur la large tache de boue qui recouvre désormais mon bicorne.

« Laissez…
– Pensez-vous, ce n’est rien à faire. »

La veille femme pose le chapeau au pied de mon lit, avant de se pencher sur l’une de ses étagères dans un effroyable craquement d’os, et d’y saisir une fiole qui, une fois débouchée, emplit la mansarde dans laquelle on m’a installé d’une odeur poivrée. Elle en verse une partie sur un chiffon avant de me la placer sous le nez.

« Respirez. Ça devrait faire passer votre mal de tête.
– Je n’ai pas mal à la tête.
– Vous venez de perdre un œil. Bien sûr que vous avez mal à la tête. Et ça reviendra sans arrêt. C’est comme ça. C’est le prix. »

J’inhale prudemment. Sous mon crâne, la migraine éclôt puis se résorbe. Je porte la main à la tempe. Mes doigts effleurent le ruban qui la barre désormais.

« Vous penserez à changer le linge tous les soirs la première semaine, le temps que ça cicatrise. Après, quand il n’est plus propre. Vous pouvez vous redresser ? »

La phrase m’a pris au dépourvu et je mets un certain temps avant de la comprendre. Puis, je finis par rouler sur le côté. Les vénérables lattes grincent. Lentement, je me redresse.

« Restez assis. Il faut qu’on cause, tous les deux. Vous êtes encore tout cassé. »

Je ne sais pas si c’est la douleur, la fatigue ou quelque chose dans sa voix, mais cette dernière phrase est de trop. J’éclate en sanglots. Dans ma tête, quelque chose brûle de curiosité : est-ce que mon orbite vide est encore capable de verser des larmes ? J’insulte le quelque chose dans ma tête et la réponse est non.
Ethel s’assoit à côté de moi. Pose sa main ridée sur la mienne.

« Vous avez été immensément courageux. Et personne n’a pensé à vous le dire. Alors au nom de la Ville d’Angstadt, de tous ces chiards que j’ai langés il y a longtemps et qui vous écoutaient ce matin en se rengorgeant : bravo. Je suis fière de vous. Et mouchez-vous aussi. Prenez ça. »

Le morceau de tissu est rêche. Bizarrement réconfortant tandis que je souffle.

« Maintenant, c’est à vous de me rassurer. »

Je tourne la tête vers Ethel. Ce n’est que maintenant que j’ai bien pleuré, bien soufflé, que je m’aperçois : les yeux noirs ont perdu l’éclat que je leur ai connu. La flamme brûle encore, mais en sourdine, condamnée à l’extinction. Désormais, chaque effort en diminuera l’intensité. Ethel me demande quelque chose et y a le droit.

« Dites-moi que vous y croyez. À ce que vous avez dit ce matin. À l’expédition.
– Vous savez depuis combien de temps je travaille dessus. Depuis combien de temps je la prépare. »

La veille femme étouffe un rire.

« Je sais aussi que ces recherches vous ont valu une place au conseil d’Angstadt, un logement de fonction et une rente. En un mois, vous devez gagner plus que moi depuis que j’ai commencé. Alors je vous le redemande. Dites-moi que vous y croyez. »

Je n’ai plus qu’un œil mais mon feu à moi y est plus vif que jamais. Ethel mérite ces quelques braises. Je la fixe et, pour la première fois de la journée, je souris.

« Ethel, je vais mettre fin à l’Amok, et trouver l’Ezia Polaris. »

 

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