TABLE DES MATIÈRES
I. LE DIXIÈME BATTEMENT
La fille inspire ; et c’est un grand moment de bonheur. Parce que c’est le soir – sous la Voûte, les lampes viennent de passer au bleu nuit – parce que son ombre se déplace avec une merveilleuse fluidité, parce que sa cape grise lui va bien.
Parce que ce soir, elle va rencontrer Lilith.
Ses doigts se crispent sur la grande plaque mangée de rouille, qu’elle fait glisser contre le trottoir de béton, avec un grognement d’effort. Quelques débris et deux ou trois caisses ; son refuge est désormais invisible à un œil peu exercé. Quant à ceux qui connaissent l’endroit, qu’ils l’aient découverts volontairement ou pas, ils se comptent sur les doigts d’une main. Si elle découvre à son retour des possessions manquantes, elle saura où les trouver. À nouveau la poitrine de la fille se soulève, d’appréhension, de doute, évidemment, mais surtout de joie.
« On y va. »
Dans la rue, les sons du dixième battement l’accueillent. Bruits de fin de journée, toujours les mêmes. Les cris des parents. Faire rentrer les enfants avant la prochaine patrouille, barricader tous les accès. Ou se faufiler dehors avec un grand rire bête et courir jusqu’aux bars de nuit. On fait ça, quand on veut se convaincre qu’on n’a pas peur. Peur du couvre-feu, peur des Chevaliers-Particule ou de la milice qui, depuis le soulèvement des Bains Publics le mois dernier, a le droit de tirer à vue.
Mais ce soir, tout ça ne la concerne pas : elle accélère. Quitte les sentiers bétonnés du bloc résidentiel, tourne sur la voie principale et débouche sur la grand-place. Là où ça sent le grouillement humain et aussi un peu l’urine.
C’est l’heure du rangement. Autour des stands à demi démontés, les camelots replient leurs étals et récupèrent les invendus. Ce ballet laborieux a un public : des formes près du chantier. Grises. Les doigts qui crochent ; les pupilles qui fouaillent ; peut-être, l’un des marchands laissera tomber quelque chose. Elles s’y prennent mal, les formes. Elles ne devraient pas s’approcher autant, pas maintenant. Elle le sait, la fille, elle l’a fait aussi. Le truc, c’est de bouger en même temps que les vendeurs. Quand ils chargent un sac dans les camions. C’est là qu’il faut agir. Ils sont tellement occupés à ne pas basculer, à pester contre le poids, à sentir en eux les nerfs qui crient, les os qui se tassent : ils font moins attention. Le truc : il faut rester en pé-ri-phé-rie. On lui a appris ce que c’est, la périphérie, à quel point c’est important. Pour survivre, pour tuer aussi, quand c’est nécessaire. Elle se frotte les tempes pour invoquer les mots, confortables comme de vieilles couvertures.
« Je ne peux rien t’apprendre si tu ne retiens pas les mots. D’abord le vocabulaire. Ensuite les gestes. Tu as compris ?
– …
– Réponds ! Je veux des mots !
– Je comprends. La périphérie.
– Parfait. Maintenant, regarde cette pierre. Non. Sans bouger la tête. »
Elle secoue la tête. Le présent, rester au présent. Et observer les ombres, qui ce soir n’ont aucune chance. Petit pincement au cœur. Parce qu’elle vient de repérer la milice, qui veille. Plus vigilante depuis que les Chevaliers leur prêtent main-forte et leurs transmettent une partie de leur savoir. Plus discrète aussi. Périphérie. Négligence. Les force de défense de la ville fondent sur leur première victime.
La silhouette chétive se tenait à quelques mètres d’un stand de tissus : un garçon pâle et tout en os, à peine moins maigre que la fille qui observe la scène. Lorsque la propriétaire de l’étal s’est retournée pour interpeler quelqu’un dans les ténèbres, il a foncé ; récupéré un rouleau, auquel s’attachent encore quelques fils dorés. Et là, il a perdu. Le sang bat, euphorique, étrécit le champ de vision. Une main lourde s’est refermée sur lui.
« Lâche ! Lâche lâche lâche lâche ! Moi ! »
Suspendu en l’air, le petit pantin. L’air se fend de petits pieds rageurs, de son poing encore libre. Comme toujours. Comme toujours ses mouvements sont vains. Et comme toujours la fille se détourne. Une autre histoire navrante, qui s’interrompt. Elle rajuste sa cape, et longe la paroi défoncée de poussière brune.
Puis s’effondre. Elle se sent basculer sur le trottoir poussiéreux. Un goût de rouille envahit sa bouche.
C’est arrivé en coup de poignard ; une douleur brûlante au creux de la hanche. Quelqu’un m’a attaqué, elle se dit d’abord, je n’ai pas fait attention. Qui ça ? N’importe qui. L’une des ombres, plus vindicatives que les autres ; un esprit malade ; l’un des démons de par-delà la Voûte. L’important c’est qu’elle va mourir. Pire. L’important c’est qu’elle va saigner. L’important, c’est qu’ils vont voir.
Mais non.
Non, il n’y a ni le froid du verre, ni l’haleine sur les crocs. Le feu en elle s’est résorbé comme il était venu. Il ne reste plus qu’elle, à plat ventre sur le sol.
« Tout va bien, madame ? »
Sursaut. Au-dessus d’elle des cris. Une présence. Non. Deux présences. La première, imposante, qui pourrait même être rassurante, quand on un respectable citoyen en détresse. La seconde, noyau incandescent de rage et de terreur, le gamin, toujours suspendu en l’air.
Elle pourrait encore s’en tirer. Se relever, s’épousseter. Ne pas avoir l’air suspecte dans sa cape grise. Expliquer avec un rire un peu stupide qu’elle est bien maladroite, ça lui arrive tout le temps depuis toute petite, pas très malin, hein, de ne pas regarder devant soi quand on marche. Mais il faut dire qu’au dixième battement, on se presse…
Mais non. Non ce soir elle ne s’en tirera pas. Bien malgré elle, elle sent les flammes de colère lui lécher le visage. Descendre jusqu’à sa poitrine qui se serre et s’embrase, elle aussi. Ce soir, ce soir ce doit être grave. Pour elle, la fille, et sans doute pour toute la ville. Alors elle se met à crier, elle aussi, fort, se plie en deux, comme terrassée par la douleur. Ça elle sait faire. La visière bosselée du milicien se penche vers elle. Négligemment, il projette le petit être par-dessus son épaule, qui s’écrase contre une pile de déchets avec un léger bruit. Puis presque immédiatement, un bruit de talons nus contre le bitume.
« Sauvé. »
Mais elle s’en fiche. Ce n’est pas pour lui qu’elle le fait, elle le comprend à l’instant même où le type se penche sur elle. Et que, dans un même mouvement, elle se redresse tout d’un bond, agrippe le corps en face d’elle et se jette, avec sa victime, dans la ruelle minuscule juste à côté d’elle. Celle où on ne voit jamais personne sortir, et rarement entrer.
Elle l’a.
Ce serait bien que ça se passe comme dans les histoires qu’elle va entendre tout à l’heure, en attendant Lilith. Un mouvement souple, un éclair dans le noir. Et puis plus rien. Même pas un cri. Mais ça ne se passe pas comme ça. Jamais. Tuer, c’est la-bor-ieux. Un autre mot qu’elle a appris il y a longtemps. Il ne faut pas regretter. Juste faire.
Le corps du milicien bascule sur le côté, lourd. Il y a un grognement. Aux narines de la fille, l’odeur du ciment usé et de la violence à venir. Et puis un choc. La tête du garde a heurté le mur décrépit. Il fait un pas sur le côté, titube. Elle se ramasse. Et puis saute. À la gorge. C’est juste un vigile, son casque n’est là que pour le protéger des accidents, pas des tueurs. Il y a des ouvertures partout.
Il la repousse d’un coup d’épaule et se précipite sur elle. Il n’a pas pensé à crier. La fille est trop mince, trop noire ; elle ne fait pas peur comme ça. C’est pour ça qu’elle réussit, en général, à tuer en silence. Elle roule sur le côté. Esquive la charge, se redresse. Et recommence. À la gorge à nouveau, c’est comme ça qu’il faut faire. Varier ça ne sert à rien. Ceux qui comptent sur l’imprévu finissent toujours par perdre. Cette fois, face à elle, il s’est repris, et passe à l’attaque. Il veut en finir vite, il ne devrait pas. La matraque est bien trop lente, et ne peut plus défendre la chair à nu. Un saut, elle s’accroche. Se suspend noue les doigts autour du cou laissé sans protection. Et enfonce ses dents. Là où l’air passe. Parce que maintenant il va vouloir crier mais il ne faut pas. Elle mord plus fort. Il paraît que certains se liment les incisives en pointe, pour se battre plus efficacement. C’est débile. Ça s’enfonce mieux, oui, mais après, pour tenir, tu fais comment ?
Il se débat. Il a lâché la matraque, ses bras font de grands moulinets et la heurtent plusieurs fois. Ça ne fait rien. Elle est lovée dans son coin, en petit animal. Il ne la délogera plus. Elle mâche, crache, enfonce à nouveau. Essaye de ne pas sentir le goût de la chair blanche qui se détache pas grands morceaux. Elle commence à apercevoir l’intérieur du corps. Les pompes et les tuyaux, merveilleusement propres, comme conçus hier. Il y a des bruits humides au creux de son oreille. Toujours les bruits humides. C’est le prélude au reste. Parce qu’il va falloir : tout le reste. Le corps qui bascule. Les derniers soubresauts, qu’on calme à grands coups de pieds dans les tempes. Les affaires dans l’incinérateur. Surtout, il ne faudra rien garder, même si c’est tentant. Le visage. Il y a des restes de parpaings à côté, ça devrait aller. Mais il va falloir se dépêcher. Même si c’est déjà fini, elle tente de le lui expliquer, il a le droit de savoir, après tout, pourquoi son histoire à lui se termine ici. Les mâchoires serrées c’est impossible, mais elle parle quand même. Tout en vibrations. Peut-être que ça résonnera, peut-être qu’il entendra les mots
« Tu m’as mis en colère, tu sais. Tu n’aurais pas dû. Parce que ce soir, il lira Ezia Polaris. »
Quelques tremblements encore. Et puis la grande forme s’écroule, inerte. La fille se laisse rouler au sol, s’essuie la bouche, et tente de calmer sa respiration.
Puis se débarrasser du corps. Il ne lui faut pas un dixième de battement pour que le milicien soit réduit à l’état de substance informe.
« Plus vite. »
Elle va finir par être en retard. Peut-être auront-ils commencé, peut-être seront-ils même déjà partis. Et tout ça n’aura servi à rien, à rien, et il faudra rentrer, éviter les brigades, espérer que personne ne l’a vue.
Mais non. Elle arrive toujours en avance. Très en avance, quand il s’agit de lire. Il faut juste se concentrer. Arrêter de trembler. Et faire confiance à ses mains, qui savent ce qu’il faut faire. Elle les sent déjà s’activer, précises, et saisir un pan de sa cape pour essuyer la substance qui lui perle aux tempes, aux sourcils et le long de la nuque. C’est ce qui prend le plus de temps. Son corps est rempli de recoins et de chausse-trappes, les gouttes qui lui coulent désormais sous les vêtements peuvent se glisser n’importe où.
« Tu es un démon ? »
Elle pivote d’un bloc, plantée sur ses appuis. Les bras ballants le long du corps, prêts à déchirer. Devant elle, l’enfant ne bouge pas d’un pouce. Son visage est partiellement éclairé par la lueur de l’une des lampes de Voûte qui, même ici, parviennent à imposer leur foutue lueur. Il lui faut un instant pour comprendre que c’est le même qui, il y a quelques instants, hurlait sa hargne et son impuissance au bras de ce qui fut autrefois un homme. Elle n’a rien à répondre et ne répond pas. La voix fluette résonne à nouveau dans l’impasse. Laborieusement, elle articule.
« Un démon ? Qu’est-ce qu’on t’a raconté ?
– Mon grand-père il me dit que des fois, vous venez de par-delà la Voûte. Que vous détestez Tokyo. Que vous nous tuez, et qu’à chaque mort, ça fait trembler un peu plus le béton.
– Tu crois à ça toi ?
– Avant non. »
Deux grands yeux sombres croisent deux grands yeux sombres. Juste ça, et puis le bruit des souffleries, qui recyclent à l’infini l’air du Secteur Industriel. Le gamin a croisé les bras. Planté, ferme, sur les débris qui jonchent la ruelle.
Un pas. Et puis un autre. Si elle tendait l’oreille, la fille pourrait presque entendre le cœur du môme battre la chamade tandis qu’elle se dirige désormais vers lui. Mais il ne bouge pas, tremble à peine. Défendre la mémoire de celui qui, il y a quelques instants, s’apprêtait à le tuer. Tenir le fort, tenir la ville de Tokyo contre les démons.
Mais il est tout petit. Et il ne peut s’empêcher de sursauter, quand elle le dépasse, sans ralentir son allure. La voix du môme retentit, furieux :
« Un jour, il n’y aura plus de démons ! Tu verras ! »
Elle lève la main. Et s’enfonce à nouveau dans le lacis des rues qui mènent jusqu’à sa destination. Personne ne cherche à l’arrêter. Il faut être étranger, ou fou, ou môme, pour chercher querelle à qui sort indemne des impasses de la ville de Tokyo. Son pas est toujours léger. Mais quelque chose, dans les trottoirs, lui pèse aux semelles. Le minuscule regard. Les accusations.
« Un démon. Ouais. Ce serait vachement plus facile. »
II. L’OBSERVATOIRE
L’Observatoire. Il se dresse au centre exact du délire que l’on nomme Tokyo. Le pilier total, dont les racines s’enfoncent aux tréfonds de la terre mutilée, celle que l’on ne voit plus. Les premiers Chevaliers l’ont recouverte du même béton gris dont ils ont ensuite érigé en Voûte. Et pour soutenir l’abri des Vrais Hommes, la grande tour fut construite, seul bâtiment autorisé par Décret Ordonnatoire à toucher le firmament de la ville. Trait d’union entre les origines et le futur. Et gardien de la pérennité.
À nouveau il s’en approche, à nouveau Klein s’emplit les pensées de la légende. C’est son ivresse à lui. À invoquer une Histoire perdue dans les brumes, Le frisson d’euphorie le parcourt. La fatigue de la journée, la vilaine blessure qui lancine au côté droit, même. Tout cela s’évanouit.
« En colonne ! »
La voix du centurion claque dans la grande plaine de scories que le groupe de Klein traverse laborieusement, pas après pas. En quelques instants, colonne parfaite.
« Halte. »
Ils se tiennent désormais immobiles. L’Observatoire se dresse à une cinquantaine de mètres d’eux, titan vertical dans cette immensité horizontale. Chacun sait à quoi correspond cet arrêt, personne n’affecte de savoir. Une politesse qui émeut énormément Klein.
« Légionnaire Klauser ! »
Le jeune homme redresse le menton et, d’un pas de côté, se décale. Avec juste un peu trop d’enthousiasme. Vu les circonstances, c’est pardonnable. Sans doute. Le centurion s’avance vers lui, lentement, de plus en plus près. Klein aperçoit, émergeant du costume gris perle, les muscles du cou qui se contractent, pour retenir un sourire.
« Vos actions lors des dernières missions ont fait honneur à la huitième cohorte. Grâce à votre esprit d’initiative, de nombreuses pertes humaines ont été évitées lors de notre opération dans le secteur des Grandes Fonderies. Que vos actions soient devant l’Observatoire reconnues, et que mes mots s’inscrivent au Firmament, car l’Ordonnatrice vous a jugé digne. »
Les mots trop grands trébuchent entre le larynx et la langue de l’officier. Sa voix n’est pas faite pour réciter le credo, mais pour manipuler sa cohorte, former la matière humaine dans le creux de l’action, sous le feu des insurgés et des enfants de Lilith. Il y a quelque chose d’éminemment touchant, pense Klein, à voir ce colosse de plus de deux mètres, à manipuler un cérémonial qui le dépasse. Ce qui explique pourquoi il n’est toujours que le commandant d’enthousiastes recrues. La joie de Klein s’accroit encore et lui semble effleurer la Voûte. Il lui faut lutter pour conserver le visage impassible d’un légionnaire tandis que le discours se poursuit.
« En ce jour, vous entrez à l’Observatoire défenseur de Tokyo. Vous en ressortirez membre des Chevaliers Particule. Vous n’êtes plus membre de cette cohorte que pour cent pas. Nous portons votre deuil. Nous saluons votre renaissance. Légionnaire Klein, menez la troupe. »
Le centurion se fige, attend que le jeune homme quitte la colonne. Puis le remplace. Désormais, c’est Klein qui mène la marche. Tous ses sens en éveil, déployés comme ils ne l’ont jamais été. Dans quelques heures il sera étreint. Peut-être cela ne changera-t-il rien, peut-être ne ressentira-t-il plus jamais l’air lourd qui ondoie tout autour de lui, au gré des fluctuations du système d’aération. La douleur aiguë dans les chevilles d’avoir trop marché. Le cœur qui s’emballe à vous remonter dans la gorge.
Il lui est interdit de se retourner, pour contempler le visage de ceux en compagnie de qui il a vécu en permanence ces dernières années. Une fois Chevalier, il aura le droit à ses propres quartiers. Intimité retrouvée. Après qu’elle ait été refusée, bannie, même. Les légionnaires, un même corps, un ensemble de cellules liés les uns aux autres, dans le calme et dans la lutte, dans l’éveil et le sommeil. Les dortoirs communs, les assauts coordonnés. Toute initiative personnelle sévèrement punie. Klein le ressent désormais, les mots du centurion l’extraient, l’excisent.
Le portail de l’Observatoire les attend, immense, béant. Et tandis qu’il s’y engouffre, les images tourbillonnent derrière ses globes oculaires. Des souvenirs, des envies, des regrets. Résidus.
« Légionnaire Klein. »
La voix s’est élevée au moment où les grandes portes se sont refermées, dans un fracas épouvantable. Juste derrière lui. Il est seul désormais. Seul dans le grand vestibule qu’il a toujours connu grouillant d’activité. Seul dans l’obscurité, là où des lumières ocres éclairent en permanence les visages. Seul face à une silhouette, haute et mince, qui avance vers lui. Ondoiement de voiles blancs. Il cligne plusieurs fois des yeux, il ne comprend pas. La forme se déplace selon des règles qu’il ne parvient pas à saisir. Elle semble se tenir tout à la fois dans l’obscurité, à la périphérie de la vision de Klein, et devant lui, de plus en plus proche. Elle le frôle. À plusieurs mètres de distance. Et puis, très lentement, s’incline, le front à en toucher, presque, les dalles.
« Je suis l’Ordonnatrice. Je représente la volonté de la Première d’entre nous et dirige l’Observatoire en son nom. Et je vous sais gré des sacrifices que vous avez faits pour Tokyo. »
Le légionnaire tressaille tandis qu’une main ferme vient de poser sur son armure, à l’endroit exact où se dissimule la blessure qu’il a reçue. Celle-ci ne se refermera pas.
« Après l’initiation, vous aurez tout contrôle sur votre chair. Et même les blessures infligées par les enfants de Lilith pourront être soignées.
– C’est pour cela que vous voulez m’initier ? »
Les mots sont sortis plus rapidement que sa pensée. Il se mord la lèvre, tandis que le visage masqué de l’Ordonnatrice se penche légèrement de côté, comme perdu en pleine réflexion.
« Suis-moi ! »
Un souffle ; elle a disparu. L’Observatoire est une coquille vide. Pas un souffle, pas un geste. Seul un bruit de pas légers. Klein se précipite. Il remonte le grand couloir d’audience, jusqu’à la salle des cérémonies. La petite porte derrière le pupitre des Magistrats. Elle est partie par là. Sans la moindre hésitation, il franchit le seuil tabou. Débouche dans un nouveau corridor, tortueux, qui monte en marches raides vers les étages supérieurs de la tour. Sur les parois, se déroulent désormais des fresques, semblables à celles du vestibule, mais infiniment plus détaillées. Le légionnaire sent son cœur cogner dans sa poitrine. Ce n’est pas la course. C’est que peut-être, peut-être qu’après l’étreinte, il redescendra. Il contemplera les fresques et d’autres flammes s’élèveront dans l’incendie de ses légendes.
Mais pas tout de suite.
Aux échos en murmure de la course, c’est un rire léger qui monte désormais aux oreilles de Klein. Comme si l’Observatoire lui-même riait de la course du légionnaire. Qui continue à gravir les degrés. Pas un ascenseur. Et désormais, les lignes rassurantes de néons colorés ont disparu, et ce sont de méchantes torches électriques qui jettent sur les parois leurs lueurs blafardes. Les motifs autour de lui sont mangés d’ombre et, avec le flou de la course, lui semblent ondoyer et se tendre vers lui, griffes fantomatiques.
Escaliers, infinis, vis, sans fin.
Le jeune homme ralentit petit à petit. Ce n’est pas son corps qui supplie mais son crâne qui alerte. Quelque chose qui ne va pas. Les marches, trop semblables, les murs, toujours les mêmes depuis plusieurs minutes. Il dégaine son couteau de survie et trace un long sillon sur la pierre. La lame pénètre facilement, trop facilement, et laisse une marque pâle. Klein se recule et reprend son ascension. Trois, quatre virages.
« Évidemment. »
La marque se trouve quelques mètres plus haut. Et c’est d’elle que sort désormais la voix de l’Ordonnatrice.
« Légionnaire Klein. Acceptez-vous ?
– Oui.
– Sans savoir ? »
Il se remet à gravir l’interminable escalier. Il sent, petit à petit, le souffle raccourcir et la complexe machinerie du cœur se mettre à peiner.
« Sans savoir. Ou jusqu’à ce que je m’écroule ici.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai déjà vu la ville brûler et que je ne veux plus jamais. Jamais.
– Légionnaire Klein, tu seras l’un des atomes innombrables de la Voûte, qui sépare Tokyo la Ville, l’Humaine, des démons de l’Extérieur. Tu seras un bouclier ridicule. Infime. Mille comme toi pourraient remplir le rôle.
– Mais je serai une particule, pas vrai ? De toutes mes forces, je soutiendrai le dôme.
– Et ton foyer, ta vie, ton futur. Tout partira et s’arrêtera à cet endroit. Tu connaîtras les affres de la chute, et de la création, tu ressentiras les tourments de la première d’entre vous.
– Et ressentira-t-elle les miens ? »
Une nouvelle arabesque de pierre. Qui, cette fois-ci, débouche sur une vaste esplanade intérieure, entièrement vide. Le jeune homme s’immobilise. Hors d’haleine. Une haleine qui résonne à l’infini sur les murs en corolle qui convergent vers ce qui semble être un nouveau pilier. Observatoire dans l’Observatoire.
« Bravo, Chevalier Klein. Avance. »
Celui qui a combattu dans les légions de l’Observatoire il y a quelques heures, il y a une éternité se dirige au centre de la pièce. Une lumière aveuglante envahit la pièce ; dans l’édifice central, une porte s’est ouverte avec un sifflement sonore.
« Il est temps que tu repartes aux origines. »
La voix se tait. Plus un souffle. Plus rien que le grand silence de l’attente et de l’anticipation. Alors, comme on se jette à l’eau, Klein entre dans la lumière.
Et puis, la violence du choc lui coupe le souffle.
La partie de son cerveau toujours à l’affût l’informe qu’il est actuellement dans un minuscule habitacle de métal en train de grimper à une vitesse vertigineuse. La pression rend tout mouvement quasi impossible et ses membres crient leur douleur. Tout son côté droit n’est plus qu’un brasier. Il aimerait ouvrir la bouche, hurler, mais la pression semble lui comprimer la mâchoire. Klein le chevalier, le légionnaire, Klein le môme perdu dans l’émeute. Toujours impuissant, même quand on lui a tout retiré.
« Non ! »
Indifférent aux tremblements, aux muscles qui se crispent à en éclater, à la chair qui, à plusieurs endroits, s’ouvre en fines estafilades argentées, il se redresse. Il arrivera au sommet, à l’Ordonnatrice, sur ses deux pieds, ses yeux dussent-ils tomber de leurs orbites, sa chair se décomposer sous l’effort.
Stop.
L’arrêt a été aussi violent que le départ. Mais, cette fois-ci, Klein s’est fermement agrippé à deux poignées près de la porte. Sous l’impact, l’un de ses bras se démet. Il peut enfin gémir. Gémir pendant que la porte s’ouvre sur une immense plateforme circulaire, faite d’un métal que Klein ne reconnaît pas. N’arrive pas à reconnaître. Trop mal. Le jeune homme tente un pas. Bascule. Ne tombe pas. Un envol blanc le soutient désormais.
« Appuie-toi sur moi. Et regarde. »
Spasmes et éclairs blancs le long des nerfs, le légionnaire relève la tête. Au-dessus de lui, le béton brut de la Voûte. L’apex du dôme, qu’on ne distingue du sol que les jours où les projecteurs tournent sur grand beau temps. Rarement. Et au-dessous, une plate-forme, dont le sol grillagé laisse entrevoir un vide infini. Et en son centre
« Le Saint des Saints. Ezia Polaris. »
La voix de l’Ordonnatrice est restée égale, tandis que, pas après pas, elle mène son initié vers l’objet noirci, qui repose, échoué sur le métal. Klein tente de comprendre ce qu’il regarde. La chose mesure environ cinq mètres de haut pour vingt de large. Sur son pourtour, plusieurs diodes clignotent faiblement et ce qui semble être une série d’ailerons métalliques s’ouvre et se ferme lentement, en branchies artificielles. Avant d’être carbonisé, le Saint des Saints devait être un artefact d’admirable beauté.
« Le corps cède. Puis la pensée. »
Le garçon tourne la tête vers l’Ordonnatrice qui, du menton, indique une béance dans la carcasse métallique.
« Il est temps, Chevalier Klein, d’aller à la rencontre de la Première. De Faris. »
Il hoche la tête et se dégage de l’étreinte qui l’a jusque-là soutenu. Ses pas semblent faire trembler le fragile échafaudage tandis qu’il avance vers le petit carré de ténèbres. Les dents serrées – c’est la douleur – il se baisse, rentre les épaules. Un dernier pas.
Il se trouve désormais à l’intérieur de la relique.
Et les images l’assaillent immédiatement. Contre sa rétine, se précipitent des motifs qui lui envahissent le champ de vision. Corolles en noir contre noir, qui tournoient dans un sens, puis dans l’autre. Les parois qui semblent ondoyer. Mais ce ne sont pas les parois du Saint des Saints.
« Si. Mais pas telles qu’elles sont aujourd’hui. Je suis… C’est l’époque de Faris. Je suis Faris. »
Sa volonté toute entière emplie d’une impérieuse nécessité. Urgence. Il faut absolument agir. Corriger. Corriger quoi ? Si seulement il pouvait. Juste, réussir à se retourner. Mais pas pour l’instant. Les cellules se réparent mais tout cela est lent, tellement lent. Trop lent. Ne pas laisser les choses en l’état. Parce que quelque chose est là, avec lui, dans le vaisseau, et commence à en coloniser Tokyo. Tokyo sa ville, Tokyo son espoir intime, laissé au vide. Pourquoi les choses ne peuvent-elles pas se terminer, pourquoi encore se battre ? Le corps, pas assez brisé, pas assez mort ?
Mais il y a plus grave.
Le démon.
Le démon qui attend, depuis le début. Ombre dans les calculs et les circuits. Qui, déjà, étend son empire. Klein, Faris, le sanctuaire. Tout se fond dans la tempête des temps perdus. L’impuissance. La création, déjà corrompue, le refus. Résister. Pour tous ces êtres qui l’attendent. Prêts à se sacrifier. La Voûte. Fusion des volontés des habitants de Tokyo, des miracles de la Première. La Voûte qui s’étend et enserre, isolant les humains du reste de la planète. Du démon. Secondes, heures. Siècles. De plus en plus vite.
Jusqu’au présent.
Klein, à nouveau Klein, à nouveau projeté en lui-même, découvre la matrice. Un petit habitacle, baigné vif : des signes rouge violent projetés en un infini ruban, qui se déroule aux murs, au plafond. Sur ce qui ressemble à l’une des couchettes des baraquements.
Et au sol.
Au sol.
Pourquoi n’a-t-il pas regardé plus tôt ? Au sol.
C’est infime. Presque inexistant. Au centre de la pièce, quelques gouttes qui scintillent, éclairées par l’écarlate. Le jeune homme n’a jamais rien vu de plus beau. Il y a dans ces reflets quelque chose qu’il ne connaissait pas, qu’il a toujours espéré. Une promesse concrétisée. Et un vœu. Oui. C’est à ça que doit ressembler un vœu. Celui de protéger à jamais Tokyo. Les visages connus et les autres. Les vivants et les disparus dans les hurlements de la foule. Libéré des entraves physiques, des sensations et des alertes de son corps, il s’accroupit et, de l’index et du majeur, effleure le liquide sacré. Qui ne frémit pas. Qui ne tremble ni ne change.
Et pourtant, sur sa peau, désormais, la même humidité. Trois gouttelettes, absolument similaires. Klein se met à rire. Il sait, désormais, ce qu’il lui reste à faire. Il n’a plus qu’à imaginer. Il sent. Que cela fait désormais partie de son corps. Que ses cellules accueillent ce qui est en train de les explorer comme un miracle. Un manque enfin comblé. Euphorie d’ADN. Il change. Chevalier Klein. De pauvres mots. À présent, il le devient.
Sa main est à présent recouverte d’une substance gris sombre ; il sait. Qu’elle le recouvrira, presque totalement quand il l’étirera par l’esprit, où jusqu’à la taille uniquement quand il décidera d’en faire refluer les vagues. Il a touché aux origines de la Voûte et la Voûte l’accueille, il est désormais d’elle-même. Particule minuscule du grand bouclier des origines.
« Et ainsi la Voûte se trouve renforcée. Et ainsi, la mémoire se perpétue. »
L’Ordonnatrice l’a rejoint. Les bras croisés sur la poitrine, elle contemple Klein, un sourire de poussière au soleil sur les lèvres. Elle a exactement les traits qu’il s’imaginait. Vifs et diaphanes. Il se permet, lui aussi, de sourire. Plus de douleur. Plus de sensation. Enfin.
« Ordonnatrice. Ce que j’ai vu…
– Nous avons tous reçu des visions de Faris. Jamais tout à fait les mêmes. Nous nous accrochons aux fragments de sa mémoire. Nous tentons d’en saisir l’ensemble.
– L’Observatoire…
– Exactement. Ce que nous observons est à l’intérieur, non au-dehors. Les peintures que tu as vues… Toi aussi, tu raconteras ce que tu as vécu. Et un des peintres de l’Ordre trouvera une place pour ton récit dans la grande peinture.
– Vous aussi ?
– Est-ce que j’ai vu quelque chose ? Bien entendu. Souhaiterais-tu voir ? »
Il hoche la tête. Elle sourit à nouveau, et lui fait signe de la suivre. Ensemble, ils regagnent l’ascenseur. C’est presque instinctivement que Klein déploie autour de lui sa seconde peau de bitume vivant pour l’isoler de la vitesse et de l’impact. Sa blessure au côté droit n’existe déjà plus.
L’escalier. Plus large, plus lumineux. Plus peuplé, aussi. L’Observatoire est à nouveau parcouru de silhouettes familières. Qui lèvent sur le chevalier un visage souriant. Il n’y aura pas de cérémonie ou d’ordination. Tout ce qui devait être vécu l’a été au sommet de la tour. Et brille désormais, trésor dans la poitrine du jeune homme. Il sera bientôt temps de parler avec ces gens dont il partage la vie depuis plus de deux ans. Il s’apprête à quitter le domaine des légendes, embrasé par deux ou trois de leurs étincelles. Dans un instant…
Le visage à nouveau dissimulé de l’Ordonnatrice parcourt un fragment de mur, puis une main gracile se tend.
« Ici. »
Klein plisse les yeux. On dirait une sorte de miniature, exécutée avec un soin tout particulier, au coin d’un moellon. Une masse d’ombre grouillantes. Le pigment employé pour représenter cette torture enchevêtrée semble absorber la lumière. Et, s’élevant au-dessus, une petite forme. Des cheveux noirs, un corps pâle, marbré d’obscène traînées rougeâtres. Et au milieu du visage, des yeux, qui brillent d’un éclat qui lui rappelle les signes tournoyant dans le Saint des Saints.
« Lilith ?
– Non. »
Lugubre, elle secoue la tête.
« Lilith était la première. Scellée à jamais par Faris. Elle, est celle qui vient à la fin. Celle qui parachèvera l’œuvre et mettra à bas la Voûte. Celle dont le nom fera s’écrouler Tokyo.